L'Étranger
7.7
L'Étranger

livre de Albert Camus (1942)

On ne peut que commencer par s'enthousiasmer de ces deux premières phrases : "Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas". Aussi célèbre que le "Longtemps je me suis couché de bonne heure" de Proust ! Tout est dit en quelques mots : le choix de maman plutôt que ma mère, qui suppose un attachement sentimental. Immédiatement contrebalancé par la phrase suivante : c'était peut-être hier, peu importe. Meursault est un personnage censé ressentir des sentiments pour sa maman comme tout le monde, mais qui tient tout sentiment comme à distance. C'est pour cela qu'il sera condamné. Meursault sera condamné fondamentalement parce qu'il est différent, et qu'il l'assume. Comme le Bartolby de Melville et son I would prefer not. Comme le Christ aussi, pourrait-on dire, même si la métaphore christique semble ici particulièrement inappropriée ! Quoique... la dernière phrase ne contient-elle pas "pour que tout soit consommé", ce qui renvoie évidemment à la phrase du Christ en croix avant de rendre l'âme ?

Mais revenons à Meursault. Il n'éprouve pas de sentiment, uniquement des sensations : il a chaud, est fatigué, éprouve du désir, de l'intérêt ou au contraire de l'ennui. Sous des dehors de normalité (il mène une vie parfaitement quelconque, entre son bureau et son appartement), il fonctionne comme un animal. C'est l'une des grandes réussites du livre : nous donner à voir un animal humain, sans la bestialité toujours associée à cette idée.

Dormir, nager, manger, copuler. Et tuer, non par intérêt, non par folie, non par vengeance, mais en se laissant aller à son instinct. Si Meursault tue, c'est la faute au soleil accablant, omniprésent dans le roman (on le trouve aussi à la fin de l'enterrement).

On a beaucoup opposé Camus à Sartre. Meursault apparaît ici comme l'anti "homme libre" de l'existentialisme Sartrien ("la liberté c'est l'engagement" pour faire court) : il se marie pour faire plaisir à Marie mais ça lui est égal ; il rédige une lettre pour aider son voisin qui vient souvent tromper son ennui, oui, pourquoi pas. L'étranger est un homme détaché, jusqu'à l'absurde. Notons que Camus, écrivain de l'absurde, n'hésite pas à dénoncer, en retour, l'absurdité de l'attachement, à travers le personnage savoureux de l'homme au chien : il le martyrise sans cesse mais, ne pouvant pas se passer de lui, il dépérit lorsqu'il le perd.

Il faut dire aussi un mot de l'Arabe, sorte d'entité abstraite posée là dans l'histoire. L'Étranger, c'est aussi lui, dans son propre pays. Meursault est ici une émanation du système, qui dénie à l'autochtone toute humanité. On sait que Camus a dénoncé la violence du colonialisme, tout en montrant un attachement à l'Algérie française de sa mère, ce qui lui sera reproché. On pense aussi ici au nazisme avec cette déshumanisation de l'autre, puisque le texte fut publié en 1942. Il fut d'ailleurs reçu à l'époque comme le symbole d'une France démoralisée. A chaque période son interprétation, et l'indifférence vis-à-vis de la mort d'une vieille femme (je reviens à la mère) résonne terriblement pendant cette période du Coronavirus.

Mais revenons de nouveau au "cas Meursault". Que faire d'un individu comme cet étranger ? La société ne sait pas faire, d'où le maquillage en immoralité que représente le procès. Meursault y assiste d'ailleurs en spectateur étonné (il s'agit de lui mais on ne lui donne pas la parole), mais aussi heureux d'être considéré par ce corps social qui ne le remarque ordinairement pas. La vérité, c'est que la société doit se débarrasser de tout corps étranger, celui-ci représentant une sourde menace. Finalement, être détesté de tous apparaît comme un réconfort pour celui qui se sent tellement seul. L'ultime phrase du roman est presque aussi géniale que l'incipit : au dernier moment, elle crée chez le lecteur une forme de compassion à l'égard de ce "monstre froid".

Avec ce livre singulier, Camus nous place face à une énigme : que faire de ce type-là ? L'enfermer n'a de sens que s'il peut changer, "s'amender", mais on sent bien que nous sommes en présence d'un homme qui physiologiquement peut basculer à tout moment dans le crime. Le soigner ? Mais on ne ressent pas Meursault comme fou. Il est simplement d'une autre étoffe que les autres humains. L'exécuter, pour éliminer la menace, c'est ce que choisit de faire la Justice, mais pour de bien mauvaises raisons. Et le lecteur viscéralement opposé à la peine de mort aura quelque peine à approuver ce choix-là.

Pour nous confronter à cette exception perturbante, le style de Camus fait merveille : la forme s'accorde miraculeusement au fond. Presque uniquement des phrases courtes, très peu d'adjectifs et d'adverbes. L'anti-Proust en quelque sorte - la forme de Proust étant elle aussi merveilleusement adaptée à son propos. Le roman philosophique trouve là l'une de ses expressions les plus abouties.

8,5

Jduvi
9
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le 17 juin 2020

Critique lue 231 fois

Jduvi

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