« La Bonne Mère » de Mathilda Di Matteo a déboulé dans cette rentrée littéraire avec l’accent de Marseille collé aux pages. Un texte rafraîchissant, drôle qui sait tirer son épingle du jeu en abordant des thématiques difficiles. Il y a 5 ans, Clara « est montée » à la Capitale pour faire Sciences Po. Huit cents kilomètres séparent Véro la mère et « la minotte ». Lorsqu’elle revient ce week-end-là, c’est pour présenter à ses parents son amoureux Raphaël. Un parisien peuchère ! Immédiatement, Véro déteste tout de lui : sa façon de s’habiller, de s’exprimer, de regarder. Elle l’appelle le girafon. « Dans son dos bien sûr. Son grand dos tout fin, son long cou de girafe. Un cou à égorger, vraiment. (…) Et puis cet air. À croire qu’il est en safari partout où il bouge lentement sa grande tige. Comme s’il avait peur de marcher sur une bombe, ou sur une bouse de paysan. » Antipathie immédiate et chronique. Avec une ironie pleine de gouaille, Mathilda Di Matteo propose un roman à deux voix où mère et fille s’expriment en alternance, une polyphonie qui rythme le texte et lui donne de la substance. « La Bonne Mère » est un corps à corps dans lequel une mère et sa fille doivent réapprendre à s’écouter… et à s’aimer. Au centre, découvrez la mère, Véro. Entière, excessive, sensuelle, elle est droitière du franc-parler et gauchère de la diplomatie. Face à elle, se trouve Clara, plus posée, plus cérébrale, montée à Paris pour chercher son indépendance. Autour d’elles, deux hommes gravitent. D’abord, l’époux de Véro dit le Napolitain : sourire facile, jaloux, tendre et brutal, autorité naturelle et virilité revendiquée. Il est l’héritier d’un monde passé tant dans ses mots que dans ses gestes. Enfin, Raphaël, objet de convoitise et de fureur, prétentieux et arrogant, agace autant qu’il fait rire, malgré le balai qu’il semble avoir dans son fondement. « J’ai toujours su que Paris, c’était le début de la fin. » Ainsi s’exprime Véro. Sa fille à la capitale équivalait à la perdre. Clara y gagne une forme d’ascension sociale. Elle change de codes, de langage, de façon de se tenir ou de s’habiller, et surtout, elle tient « La Bonne Mère » à distance pour ne pas subir cette « honte sociale ». Petite, Clara a beaucoup souffert de cette mère excentrique, qui parle fort, et s’habille façon arc-en-ciel. Désormais, chez elle, on entre dans son environnement à pas feutrés, dans un silence de cathédrale. Évidemment, Véro vit ces changements comme des trahisons : on ne doit pas renier l’endroit d’où l’on vient. La météo mère-fille n’est pas toujours au beau fixe… mais elle devient très orageuse face à la violence masculine. Car, dans « La Bonne Mère », sous les rires et les bons mots, se cache quelque chose de plus sournois, et de bien plus vil : l’emprise qui se transforme en coups. Le livre montre toutes les strates de la violence faite aux femmes : le premier bleu, les paroles sexistes, la menace à peine évoquée puis clairement exprimée, le silence des victimes, la honte. Mathilda Di Matteo déploie toute la syntaxe du pouvoir physique et de la torture morale. Mais, en face, il y a une sororité en bottes et en gouaille qui propose une contre-offensive afin de réarmer moralement les victimes. Cette bascule symbolique, par l’intermédiaire de l’humour, offre une fabuleuse occasion d’aborder tous les aspects des deux parties, les bourreaux et les victimes. Marseille forge des femmes fortes qui résistent ensemble, et « La Bonne Mère » veille sur elles. « La Bonne Mère » n’est pas un roman plombant, il est drôle parce que Véro est l’humour incarné. Son langage est un feu d’artifice d’images déchainées qui désacralise l’autorité masculine. « Je me fais un collier avec ses couilles. » Sa personnalité haute en couleur est plus qu’un ressort comique, c’est presque une défense immunitaire contre les cons. Cet aspect cocasse est aussi exacerbé par le rythme : chapitres courts, alternance des points de vue, vrai sens de la chute. La mécanique des repas de famille connus de tous, les comparaisons qui dérapent, les copines qui agissent en meute assaisonnent le récit. Et à chaque fois elle devient exutoire, contrepoint à des instants moins légers et plus dramatiques. Grâce au rire, l’aveu impossible devient dicible. Jusqu’à la fin, aux derniers mots et à la dernière idée de l’écrivaine, « La Bonne Mère » égrène toutes les violences, sexuelles, psychologiques, économiques, gynécologiques, de rue ou de l’intime en se servant du rire comme exutoire ou pour montrer l’ignoble. À Paris, à Marseille, la réalité est identique, même si on y vit de manière différente.Quand la cité phocéenne déborde de couleurs, d’odeurs, de voix trop hautes et de gestes amples, la Capitale maîtrise, tempère, juge dans le non-dit, les codes, les réputations. Entre ces pôles, Clara a cru qu’il fallait s’affranchir en s’arrachant. « La Bonne Mère » fait le focus sur l’illusion : le déracinement ne libère pas s’il fabrique de la honte. La violence touche toutes les strates sociales et tous les lieux. « La Bonne Mère » a toutes les qualités d’un roman d’empoignade ; une mère et sa fille se séparent pour mieux se reconquérir. Alors que Marseille se prête aux métaphores et confère de la chaleur au roman, Paris lui donne des angles et des perspectives. Le lecteur est placé au milieu, tant il est immergé dans l’une puis dans l’autre. La langue fait des étincelles sans jamais maquiller les brûlures. Mathilda Di Matteo fait confiance aux voix de ses personnages. Ici, pas de thèses, de grandiloquence. Elle laisse parler, juxtapose et fait entendre. En alternant la gouaille de Véro et l’intime de Clara, elle tisse une vérité hétéroclite par une suite de petites saynètes. La version audio lue par Elisa Ollier et Marie Wauquier accentue la truculence du texte. Les pages consacrées à Véro ont le nerf et l’énergie du parlé : syntaxe qui trottine, images qui fusent, humour franc, une musique de la rue et du marché. L’interprétation y est absolument jubilatoire. Celles de Clara mesurent, analysent, laissent deviner la fatigue et la peur, et là aussi l’interprétation épouse parfaitement les émotions de la fille. Ainsi, l’audio apporte une sacrée valeur ajoutée, un surcroît de présence au roman. L’alternance mère/fille et le choix d’une double interprétation deviennent scéniques. Le comique y gagne en précision, et les silences en densité. Le mix des deux est d’une netteté impressionnante, tant et si bien qu’alors que le texte parle d’écoute de l’autre, l’audio l’accomplit littéralement. Une réussite totale !Il me reste cette image, entre un « Mais ta gueule » qui répond à une promesse que « ça va bien se passer ». Entre rires et thématiques graves, « La Bonne Mère » tient précisément sur cette arête où le comique n’est jamais une trahison au tragique : c’en est la contrepartie énergétique. Et au fond, qu’est-ce qu’être une bonne mère ? Frémir, rager, rire et résister. Et recommencer !