Un message assez désagréable, à la fois prétentieux et conforme, vient ponctuer le récit des tourments intellectuels du Loup des steppes, qui, malgré la profondeur de réflexion de ce dernier -certes à l'embourber, l'entraver, l'inhiber dans son quotidien désancré- serait, en fait, dans le faux, le surfait, le brouillard, et que l'appréhension de l'existence répondrait à une toute autre recette (rien que ça) que celle de l'exercice de pensée, d'introspection ; à savoir celui du rire, de la légèreté, de la danse du corps plutôt que celle de l'esprit, pour ne pas dire si bonnement le lâcher-prise (quel fameux avant-gardisme...).

Que Hesse écrive des tirades frénétiques, satiriques, traduisant l'arrachement schizophrénique, tristement presque intemporel, qu'inflige la société à tout être réclamant tantôt plus de (ré)confort tantôt plus d'individuation et d'aboutissement du soi (pierre angulaire sur laquelle s'appuiera Palahniuk pour Fight Club, dont le succès révèle une incommensurable identification populaire pour cette thématique), puis qu'il nous prenne de court par une première chute (allégorique et embrouillée) qui nuance l'entièreté du discours a posteriori, présentant l'idée que pour une mesure plus fine et subtile, il faille embrasser l'être de manière encore plus désagrégée, l'appréhender avec autant de personnalités multiples et contradictoires presque insondables (oui, et ?), lui attribuent dignement son rôle de poseur de mots, de formulateur de concepts intuitifs. Soit. Puis, imaginer que Hesse par là même, y règle ses comptes au travers d'un récit semi-fictif, à son Je du passé qu'il considère excessivement timoré, théorique, passant à côté d'une forme d'existence libérée, cela peut convenir, même si se sentir happé de force, par identification, à un jugement si catégorique de la psyché crée un inconfort certain. De son Je, il en fait un Nous. Mais, soit.

Toutefois et malheureusement, et c'est aussi là que se trouve la clef de son succès de masse, alimentant l'armement littéraire du mouvement hippie, le Loup des steppes va au-delà d'un détricotage des mécanismes introspectifs. Le Loup des steppes ponctue par un pied-de-nez : il crédite les plaisirs Dionysiaques, se moque de ceux qui les fuient, impose au rigide de se tordre, à l'endeuillé de rigoler, à l'esseulé volontaire de sociabiliser, à l'ermite qu'il n'est qu'un penseur déconnecté, l'incarnation d'une frustration, ni plus ni moins, et conséquemment que l'intégralité des mises en marge du peuple sont autant d'expressions de renonciation à la vie, de formes de dégénérescence (sic). Il n'y a plus de place pour l'intériorisation, la morale et la discipline, l'exigence sacrificielle, la transcendance, la passion, le céleste et le divin, c'est *has-been, *autant d'offrandes sur l'autel de l'insouciance, du *sacrosanctum *"oui à la vie" façon Crépuscule des idoles. Non, le postulat que souhaite renforcer Hesse, c'est que la vérité est ici et pas ailleurs : elle est tangible, accessible, c'est la posture d'acceptation, de celui qui vit simplement et simplement vit. Pablo est un lambda, pour ne pas dire bêta, dépersonnalisé, mais c'est aussi l'être abouti, celui qui sait vivre parfaitement, il a une conscience supérieure au plus torturé des intellectuels qu'il cerne immédiatement et facilement. L'œuvre se fait porte-parole d'une masse alors (artificiellement) embellie, anoblie, accentue l'inertie de la tendance du développement des sociétés ; l'accomplissement par la recherche de la joie ici et maintenant, "sans se prendre la tête", ultime clef de voûte de la philosophie contemporaine.

Pour ceux qui choisissent de rester du côté obscur, celui d'un déductif "non à la vie" d'après Hesse, la satisfaction exutoire des passages satiriques avorte, ceux-là même qui jouissaient d'autant d'identification presque cathartique avec le, malheureusement si commun, dualisme du Loup des steppes se sentent alors lésés, piégés par le prisme de l'aigreur, pris de court par Hesse, docteur honoris causa autoproclamé en éthologie canine, qui brusquement referme l'étau, leur dit qu'ils se sont trompés et continueront de se tromper en refusant de se dandiner sous les projecteurs. Soit, Hesse n'est en fait pas un professeur, mais un chasseur ; le Loup des steppes est attrapé, littéralement dans le livre : dompté, puis ajoutons : dépecé. Enfin, après tout, par cet énième plaidoyer à la vie, Hesse nous fait parler ; il satisfait les accommodés de l'insouciance par essence, il pousse les autres à réagir, ces autres qu'il force à justifier le choix de persister dans une posture vue comme péniblement idéaliste et physiquement statique. D'une manière ou de l'autre, Hesse a réussi.

SirdeWibengrad
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le 16 oct. 2023

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