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"En somme, vous réclamez le droit d'être malheureux".

Le Meilleur des Mondes est un livre bien plus drôle que je ne l'aurais imaginé.


Huxley choisit d'ériger un roman d'anticipation cynique en adoptant un style simple, clair, pour exposer ses craintes concernant les rouages d'une société de plus en plus codifiée et mécanique. Les phrases sont nettes, les descriptions factuelles, tout semble normal et rationnel dans les explications d'un monde pourtant moralement abject, et ce décalage m'a fait sourire un nombre incalculable de fois.


On sent une ironie latente dans les points de vue adoptés, dans les descriptions des personnages et de leurs pensées, principalement ceux représentant l'institution et la condition (Henry, Lenina, Bernard...). Plein de choix donnent un côté tristement drôle au monde qui nous est présenté, que ce soit la catégorisation en lettres grecques, les mélanges de noms improbables (Jean-Jacques Habibullah, Polly Trotsky, Sarojin Engels...). La mythologie présentée est d'une idiote simplicité mais met mal à l'aise parce que cette uniformisation semble possible à terme, encore plus avec le recul qu'on a aujourd'hui.

Beaucoup de phrases prononcées ou pensées par les personnages avec assurance ou surprise sont hilarantes, il y a une forte ironie dans certaines descriptions ("des mots grandioses", "le progrès !", "ils n'arrivaient pas à le croire", "pneumatique"). Il y a une sorte de banalité de l'horreur et de complaisance dans la désincarnation qui engendrent en permanence des passages d'un cynisme assez fun à lire.


Pourtant, le livre sait aussi prendre un tournant plus explicitement doux-amer dans sa deuxième partie, avec l'arrivée d'un protagoniste non soumis à ce conditionnement et qui vient chambouler les pensées de divers personnages, mais aussi se retrouver lui-même désolé face à une société dénuée de charme, de sentiments et de sentiment de liberté.


Le roman est court mais dense, on a des chapitres succincts mais variés dans leurs structures et leurs rythmes, avec quelques idées intéressantes dans l'architecture (cf le troisième chapitre avec les discussions entrecoupées donnant une sensation de machine infernalement huilée, là où les pensées longues prennent plus de place à mesure que l'histoire avance). Il y a beaucoup de variation dans la structures des phrases aussi, on a parfois des enchainements de petites phrases courtes (surtout pour montrer l'étroitesse d'esprit et dans les petites remarques empreintes de cynisme) et quelques fois des grands discours (principalement avec les persos plus éclairés pour donner plus de substance et renforcer cette complexité retrouvée).

Il y a également un sens du détail, de toujours ajouter un petit élément apparemment innocent qui résonne au final avec ce qui a été montré auparavant, en témoigne Lenina qui est incapable d'apprécier la contemplation et de comprendre des figures de style initialement et qui finit par s'arrêter admirer la lune une des dernières fois qu'elle apparait.


Il y a vraiment une immense puissance d'anticipation, autant sur la culture de l'hédonisme, que sur la dépolitisation fasciste du capitalisme, l'homogénéisation du monde, l'éugénisme...

L'application du fordisme à la vie humaine-même et la banalisation de procédés moralement insupportables créent un malaise constant. Souvent, les dystopies ont tendance à avoir un ton très grave et négatif, mais ici les points de vue adoptés choisissent plutôt la banalisation, et je trouve que ça fonctionne vachement bien, on comprend comment chaque personnage agit comme un pion du système sans le conscientiser, et on a justement l'impression que c'est un système qui s'exprime et non des êtres à part entière - à part avec John (et parfois Bernard et Helmholtz). Et tout cela est soutenu par la forme, notamment l'idée de citer des passages de Shakespeare en opposition au langage très convenu et impersonnel utilisé par les autres personnages, pour bien souligner le manque de vie, de sentiments et d'identité humaine d'une société trop calibrée.


J'ai plusieurs fois pensé au tome 4 de Dune pendant la lecture, notamment sur le rôle central de la surprise dans le bonheur et le sentiment humain. Sans forcément trop parler de déterminisme global, Huxley met en avant cette déshumanisation par la mécanique, où l'art et la science appliquée disparaissent au profit du divertissement pur et d'une science restreinte. D'autant que les membres des castes supérieures sont décrits comme uniques, signe qu'être singulier leur importe et que toute cette organisation sociale ne sert qu'à éviter le moindre désagrément et à rendre le peuple docile et illusoirement satisfait de sa situation pour servir un système stable et le statu quo.

Au final le roman n'est pas tellement axé sur une morale à propos de la façon de gouverner, c'est surtout un appel un peu désespéré à accepter les imperfections, à préserver l'individualité par la sensibilité et la diversité, et à faire la révolution par l'âme, et c'est plutôt réussi selon moi.


Maintenant, je vois quelques critiques dire que l'envie de faire passer des messages bouffe quelque peu la portée romanesque, particulièrement que les personnages agissent parfois trop comme des symboles et que l'intrigue est reléguée au rang de discours. Je ne le contredis pas, il y a un côté un peu immature / imparfait dans la gestion du texte (même Huxley a dit par la suite qu'il aurait choisi une fin plus nuancée pour John par exemple), mais d'un côté je trouve que ça ajoute du charme et de la personnalité artistique à un livre qui traite justement de l'obsession malsaine de la perfection et de la déshumanisation. Le bouquin demeure riche dans ses idées, ses variations de ton et son fond, et ça a été un fort plaisir de le parcourir.

Saiko16
8
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le 30 nov. 2025

Critique lue 2 fois

Saiko16

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