Par quel heureux hasard ai-je voulu me lancer dans ce roman de science-fiction datant de 1944, genre que je n'affectionne pourtant pas particulièrement et pour lequel je n'offre qu'un intérêt limité dans ma petite existence ? Et par quel heureux hasard ai-je choisi celui-ci en premier, ce Voyageur imprudent, successeur d'un livre sorti un an plus tôt, du même René Barjavel, Ravage (d'après la lecture du voyageur, il est préférable de commencer par celui-ci). Ce livre raconte le voyage dans le temps d'un homme qui va se voir proposer cette technologie cosmique par un érudit handicapé mais avide de connaître les secrets du monde. Alors qu'il pousse toujours plus loin le curseur du possible, il fait la découverte d'une civilisation annihilée de tout bonheur et de toute conscience, et d'un amour pur et immodéré aussi, pour la fille de son "professeur du temps". Un voyage à la frontière de ce que l'homme peut entreprendre et concevoir, bercé par des espoirs et des désillusions...


Ecrit en 1944 et dans la lignée de La Machine à explorer le temps de Wells, René Barjavel propose un roman qui suit un schéma très précis et très droit malgré le délire de certains pans du livre, comme quand le héros se retrouve 100 000 ans dans le futur. Suivant d'abord la découverte de l'engin puis ses premiers essais, le livre est d'abord un roman de science fiction saupoudré d'aventure, un classique du genre qui tient en haleine le spectateur grâce à l'inconnu de ses voyages et les descriptions immersives et complètes de l'auteur - qui par ailleurs est très doué pour nous emmener, tout comme son héros, là où il souhaite. Puis Barjavel nous propose une réflexion, une idée plus poussée de ce que pourrait être notre monde bien plus tard, à la limite d'une civilisation, d'u renouveau total, quand les hommes ne seraient plus que des êtres difformes, sans cerveau ni volonté, dont la tête pensante serait une reine comme un royaume gigantesque de fourmis géantes. Un meilleur des mondes parfois glaçant, souvent très amusant et surprenant. Ce vers quoi on peut tendre, une image fictive mais pourquoi pas probable du futur. De là à y voir une concordance avec la guerre qui éclate à l'heure où il écrit ces lignes avec cette ébauche sur les incidences des guerres sur l'avenir de l'humanité, où tous les êtres seraient serviles et assujettis ? Possible.


L'ajout de l'auteur à la fin (sous forme de post-scriptum, quinze ans après) est très enrichissant car, au-delà de nous livrer cette impression qu'ont beaucoup de romanciers à être totalement imprégnés par leur personnage principal durant de longs mois, il nous livre une petite synthèse, un début de mode d'emploi, presque une mini thèse sur le fin mot de cette histoire et son caractère inéluctable. Le héros se retrouve pris au piège entre réalité, fantasmes et possibilités biscornues et, en revenant dans le passé, sera confronté à ce qui fait de lui ce qu'il est aujourd'hui, et à une plus grande échelle, ce qu'est le monde et si on peut le changer de notre propre ressort. Un défi passionnant et culte que je vous invite à découvrir d'urgence, où l'amour du héros se mêle à l'immensité de la masse, où sa petite histoire rejoint la grande jusque dans les derniers instants. Un voyage à travers l'espace-temps qui ne résout rien, mais qui nous pousse à vivre l'instant présent.



Aucune métaphore ne peut nous aider. Sa qualité d'être nous est inconnaissable. Seuls pourraient peut-être s'en faire une très vague idée les grands physiciens de notre temps, spécialistes des particules constituantes de l'atome. Car tout ce qu'ils savent de ces particules, tout ce que leur a appris d'être l'irréfutable logique mathématique, c'est qu'à chaque instant elles ne sont ni quelque part ni ailleurs - ni ici, ni là, ni autre part - ni nulle part ni partout... Et pourtant, ce sont ces particules improbables tournant autour du néant qui constituent le papier de ce livre et votre main qui le tient et votre cœur qui le regarde et votre cerveau qui s'inquiète... Inquiétantes, effrayantes, vagabondes particules de votre corps... Elles ne sont jamais à leur place et pourtant jamais ailleurs. Il n'y a rien entre elles, et là où elles sont, il n'y a rien. Alors, vous qu'êtes vous ? Être et ne pas être, voilà la question. A moins que ce ne soit une réponse... René Barjavel, Mars 1958.


EvyNadler

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7

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