Lu en Mai 2021. Ed. Folio en 2 tomes. 8,5/10


Lire les Misérables, c’est une véritable aventure. C’est se dire que lire une version abrégée, ou un résumé des éléments clés pour la culture G, est une dépense d’énergie insuffisante pour saisir l’essence de ce roman univers.
Ainsi, je cite ces bons mots de la critique de San Felice « J'aimerais pouvoir dire que Les Misérables, ça se lit d'un coup, rapidement, net et sans bavure. Mais c'est faux. On les sent passer, ces 1500 pages. Ce n'est pas une lecture simple. Ce n'est pas toujours passionnant non plus. 
C'est plus que ça.
Les Misérables, c'est tout un continent. »


Un continent en effet… 

Pourtant, les passages narratifs des Misérables sont tout à fait fluides, Victor Hugo possède une plume fantastique et un sens du rebondissement et de la construction narrative à toute épreuve !


Mais voilà, les passages narratifs des Misérables sont entrecoupés de nombreuses et souvent bien longues digressions, qu’elles soient philosophiques, historiques, politiques, descriptives ou même enchevêtrant d’autres narrations dans la principale (Patron-Minette).
Pour exemple, les 100 premières pages du livre forment une digression qui s’étale sur cet évêque ainsi que sur des questions générales sur la spiritualité sans qu'on ne comprenne bien ce que ça vient faire là. Est ce que Hugo s'identifie à ce personnage ? Est ce qu il y voit un flambeau moral ?
En réalité, on ne comprend l’intérêt du personnage que plus tard dans le récit.
D’autres parenthèses comme l'argot sont assez représentatives de ce qui peut agacer chez Hugo. Cette volonté de philosopher sur le monde au milieu d'un roman, ce côté donneur de leçons est un peu pompeux et désagréable.
De même, c'est une idée marrante que de décrire cette fange, les Égouts de Paris, mais c'est fait très sérieusement, sans beaucoup d'humour, avec un goût de l’érudition totale et de la belle lettre plutôt qu’un goût de la lisibilité.


Mais voilà, le fait est que Hugo pense, Hugo écrit, et tout ce qu’il pense, il l’écrit. C’est très intéressant dans l’absolu, Hugo est un fantastique observateur de son époque, un utopiste qui regarde le monde comme il est, ou du moins essaie d’imaginer quel est le vrai monde des bas-fonds, de la populace qui est loin de lui, loin du monde mis en avant par la société.
Mais « n’aurait-il pas mieux fait de mettre ça plutôt dans des essais que seuls les docteurs ès lettres auraient lu ? » (Plume123)


Parce que moi, quand je commence à lire un roman, j’ai d’abord envie de suivre l’histoire, les digressions sur tous les sujets, j’aime quand elles sont secondaires quand elles apportent manifestement quelque chose à la narration, or ici, on a parfois la sensation qu’elles prennent le pas sur le récit tant elles sont nombreuses et longues, à l’image du début de la deuxième partie où Hugo se fait un petit plaisir « Iliadesque » de nous raconter la bataille de Waterloo et sa genèse, en entier. Je me suis donc dis dès le début, qu’il faudra souvent prendre mon mal en patience, essayer de comprendre le sens des digressions Hugoliennes, manquant parfois de discernement sur l'importance du détail qu’il nous jette au visage, mais pourquoi pas, les descriptions de Hugo, c’est le Réalisme incomplet trahi par le Romantisme.


Mais Les Misérables, c’est aussi et surtout une fresque épique sur le monde du XIXème siècle, donc rien de tout ça n’est gratuit et tout, je le répète, est formidablement bien écrit.


Ainsi, la force des Misérables, ce sont ses personnages et en premier lieu, Les Misérables c’est l’histoire de Jean Valjean. Un homme qui a subi la misère puis l'excessive sévérité judiciaire. C’est un misérable dans le sens de Malheureux. Ce n’est pas le seul malheureux. Fantine, qui est caractérisée par une naiveté virginale dans sa description première, est une fille-mère sur qui se sont abattues toutes les misères du monde. Sa fille Cosette n’est heureusement pas la successeuse de cette misère quoique elle soit d’abord élevée par les Thénardier, dont le père est le véritable Misérable, au sens d’ordure, du roman. En effet, Cosette, en tant que petite fille ne pouvait pas être laissée dans la misère, sa situation initiale qui inspire beaucoup de compassion est vraiment terrible, Hugo lui, est trop amoureux de sa fille Léopoldine pour pouvoir laisser une telle enfant dans la misère.


Ainsi, Jean Valjean, revenu dans le droit chemin après sa rencontre avec l’évêque et la chute de « Petit-Gervais », devient une sorte de saint. C’est lui, après avoir fait fortune en tant que M.Madeleine et s’être de nouveau évadé du bagne, qui sauvera Cosette en faisant d’elle sa fille d’adoption.


Après la mort de Fantine qui est d'une brutalité extrême, on ne veut que le bien de Jean Valjean, un misérable qui tente de survivre dans un monde de Misérables. Et les moments manifestes de bonheur entre les deux personnages ont été un pur plaisir pour moi. Les voir s’épanouir tous les deux, après m’être déjà attaché à Valjean et la toute mignonne petite Cosette, c’est la panacée.


Malheureusement pour Valjean, il a comme antagoniste principal un dénommé Javert, inspecteur de police, seulement mû par le rigorisme de sa morale : le Mal c’est ce qui enfreint la loi des hommes. Javert est détestable mais c’est aussi et peut-être mon personnage préféré, qui possède la fin la plus nuancée du roman, la plus inattendue, la plus géniale.


Un personnage qui m’a surpris, c’est Marius. Comment se fait-il que la mythologie hugolienne ne me l'ait pas transmise ? En effet, ne connaissant pas la trame des Misérables, il m’était complètement inconnu, peut-être parce que c’est le personnage le moins dense du roman (non pas qu’ils soit vide, mais les autres sont incroyables). Précisément, il a été d'une extraordinaire passivité dans sa partie éponyme, spécialement lors de l’observation du Guet-Apens. Mais c’est son personnage, il est moins héros que Valjean ou Cosette, il est suiveur des nouveautés, que ça soit les révélations pour son père, l’amour pour Cosette où les émeutes de 1832. Il me semble plutôt être une passerelle vers la décadence de Jean Valjean (parallèle à l’apogée de sa sainteté) ainsi qu’une ouverture vers le groupe de l’ABC qui me paraît bien plus intéressant.
C’est un groupe de jeunes révolutionnaires qui tentent de rebâtir ce qu’avaient bâti Robespierre, Marat, Danton, Saint-Just quarante ans avant eux. Enjolras est un personnage inexorable, Combeferre est bon, Courfeyrac est joueur, Grantaire est drôle, Lesgles de Meaux est inspirant, en bref ce sont les 7 nains, mais plus que 7, et plus puissants intellectuellement et symboliquement.


En fait, tous les personnages de roman sont attachants, si bien que dans le Livre quatorzième : Les grandeurs du désespoir ; les sacrifices de Mabeuf et d'Eponine (avant celui de Gavroche quelques pages plus loin), l'intervention de Marius, sont des événements bouleversersants. Ils représentent beaucoup dans une narration où les Misérables sont finalement très peu morts jusque là.


Les moments les plus forts du roman se trouvent donc logiquement à la croisée des chemins de chacun de ces personnages parfaitement mis en valeurs et caractérisés. Hugo parvient à les réunir e,semble lors de plusieurs épisodes clés, sans que cela ne paraisse artificiel.


Et j’ai notamment été marqué par la construction superbe des deux premières parties qui me semblent pouvoir être quasiment indépendantes. Fantine aussi bien que Cosette sont des livres qui ont leur fin. Et c’est pour moi une marque d’une grande rigueur dans la construction de l’histoire, même en sachant que Hugo faisait son chapitrage une fois ses romans terminés.


Ensuite, on ne peut parler de Hugo sans parler du romantisme qui transparaît dans l’âme de chacun des personnages ainsi qu’à de nombreux moments de l’histoire. La révélation lors de l’affaire Champmathieu, les désespoirs de Marius et Cosette et bien sûr le déferlement d’émotions lors de l’aveu de Jean Valjean sur sa condition d’ancien forçat, à Marius en sont des exemples flagrants. Et si j’ai pu avoir du mal avec le côté excessif des descriptions du roman, comme j’ai pu avoir, il y a quelque temps, du mal, avec le côté excessif des personnages d’Hernani. Ici, les personnages sont tellement bons que cette explosion romantique est un soulagement après les longs développements internes des personnages (Cf tempête sous un crâne). D’autant que cela va de pair avec la sévérité excessive de cette justice (condamnation à mort commuée en bagne à perpétuité malgré tout le bien qu’à pu faire M.Madeleine). Toutes ces grandes révélations sont plus synonymes de mise en avant du thème de l’expiation par Mgr Bienvenu, Jean Valjean, Cosette chez les Soeurs, le père Fauchelevent, Marius, Gillenormand….


Au final le personnage de Jean Valjean quoique peu réaliste du fait de son romantisme est terriblement cohérent. Sa souffrance suite au bonheur de Cosette est normal. Cosette qui s'en va c'est sa rédemption définitive qui s'en va. Sans Cosette, le spectre de Mgr Myriel aurait disparu bien avant. Le déferlement d'émotions que représente l'aveu de Jean Valjean à Marius est énorme. C'est une formidable introspection à deux voix. Bien qu’il me soit difficile de m'empêcher de trouver le forçat exagérément dur avec lui même tout comme Marius, mais voilà Valjean est LE Misérable.


Bien heureusement, ce romantisme n’est pas isolé dans un pur texte lyrique. La diversité des styles du roman qui passe de l'épopée au polar, au fantastique, au roman d’amour, d’apprentissage, et évidemment jusqu’aux essais historiques, politiques et philosophiques, est incroyable et participe au renouvellement permanent du roman et à la captation de l’attention du lecteur. Je peux le redire, ce livre est un continent.


Enfin voilà, c'est fini. J'en ai eu les larmes aux yeux, j'en ai tremblé de joie quand Marius a compris et tremblé de tristesse quand la fatalité s'est abattue. Je suis heureux que la fin soit moins noire que la simple mort de Jean Valjean seul, abandonné de tous. C'était beau, c'était tragique, c'était gigantesque. C'est pour ce genre de sensations qu'on peut lire un roman. Pourtant l'ensemble était long, parfois lent, trop lent, l'équilibre général m'a un peu gêné. Un chef d'oeuvre ne doit, me semble t-il jamais donner l'impression d'être trop long. Mais au delà de ça, c'est une des plus belles histoires qui m'ait été donné de lire. C'est un roman univers, grandiose, qui, bien que m'ayant résisté un mois là où j'espérais l'achever en deux semaines, m'a tenu en haleine jusqu'au bout et m'a porté jusqu'à l'émotion finale.


« N’est-ce pas là tout, en effet, et que désirer au delà ? Un petit jardin pour se promener, et l’immensité pour rêver. À ses pieds ce qu’on peut cultiver et cueillir ; sur sa tête ce qu’on peut étudier et méditer ; quelques fleurs sur la terre et toutes les étoiles dans le ciel. » (I, 1-XIII, p101)
« C’est de la physionomie des années que se compose la figure des siècles » (I, 3-I, p180)
« Avec quelque peine qu’on prendrait, l’ortie serait utile ; on la néglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d’hommes ressemblent à l’ortie ! — Il ajouta après un silence : Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. » (I, 5-III, p233)
« Fauchelevent s’était attendu à tout, excepté à ceci, qu’un fossoyeur pût mourir. C’est pourtant vrai ; les fossoyeurs eux-mêmes meurent. À force de creuser la fosse des autres, on ouvre la sienne. » (II, 8-V, p703)
« Pour lui [Marius], une dette c’est le commencement de l’esclavage » (III, 5-II, p858)
« Le despotisme viole la frontière morale comme l’invasion viole la frontière géographique » (IV, 13-III, p490)
« L’égout de Rome a engouffré le monde. Ce cloaque offrait son engloutissement à la cité et à l’univers. Urbi et orbi. Ville éternelle, égout insondable. » (V, 2-I, p648)
« Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. Ce forçat avait été bon. Et lui-même, chose inouïe, il venait d’être bon. Donc il se dépravait.
Il se trouvait lâche. Il se faisait horreur.
L’idéal, pour Javert, ce n’était pas d’être humain, d’être grand, d’être sublime ; c’était d’être irréprochable. » (V, 4, p723)

Créée

le 2 juin 2021

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Arimaa_kousei

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