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Limonov
7.7
Limonov

livre de Emmanuel Carrère (2011)

En 2011 sont sortis trois livres notables : L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni, Limonov d’Emmanuel Carrère et Hymne de Lydie Salvayre. Ils ont s’interrogent tous trois sur des évènements historiques, à travers la destinée d’acteurs plus ou moins volontaires, importants et créatifs de l’Histoire. Ils mettent tous trois en récit des évènements que nous croyons connaître, mais dont la complexité nous échappe.


Limonov est un livre surprenant, fait surprenant en lui-même. C’est qu’il amène à revivre l’URSS, la Russie, et tout un pan du second XXème siècle, avec un talent dans l’anecdote, les portraits rapides et évocateurs (Soljenitsyne, Brejnev, Gorbatchev, Poutine ; la Seconde Guerre mondiale vue de Russie, la chute de l’URSS, les guerres en ex-Yougoslavie). Si nous sommes surpris à de nombreuses pages, c’est parce que ce récit nous parle de temps et de lieux sur lesquels nous n’avons que des idées vagues, prises à l’école ou dans les journaux avec l’esprit distrait, qui peuvent se résumer à : l’URSS était un régime totalitaire, Poutine est un dictateur, les Serbes sont les uniques salauds dans la guerre d’ex-Yougoslavie. Emmanuel Carrère ne remet pas forcément en cause ces idées, mais il met en récit ces évènements de manière à ce que l’on saisisse ce qu’ils ont de chaotique, de multiple, de vivant, d’infiniment plus complexe que ce que disent les « discours officiels ».


Pour ce faire, la figure de Limonov est particulièrement bien choisie : poète en URSS, puis exilé et clochard aux Etats-Unis, auteur de la bohème littéraire dans la France des années 80, soldat aux côtés des Serbes en ex-Yougoslavie, et enfin (encore aujourd’hui) opposant à Poutine menant un groupe de désperados jouant à faire la révolution ; sa vie est un concentré des errements du second XXème siècle. Limonov étant un auteur caustique, qui a écrit avec violence sur tous les moments et les lieux de sa vie, Carrère reprend sa verve pour conduire un récit jamais à court d’anecdotes et de scènes cultes (Limonov faisant l’amour à sa copine devant un discours de Soljenitsyne à la télévision, le premier jour de son arrivée aux Etats-Unis ; Limonov retrouvant sa mère, qui ne le reconnait d’abord pas, en 1991 après la chute de l’URSS ; Limonov finissant sa carrière politique en essayant d’avoir plus de « j’aime » sur Facebook que Gary Kasparov ; et bien d’autres …)


Emmanuel Carrère ajoute, par opposition à l’épopée burlesque de Limonov à travers le monde, des scènes de sa propre vie. Loin de tourner au nombrilisme parfois insupportable, comme dans La Classe de neige, Un roman russe ou Le Royaume, les récits à la première personne permettent de mettre en relief le caractère exceptionnel de Limonov, et la « normalité » de celui qui va consigner son histoire. On peut donc donner ce conseil aux écrivains et à Carrère lui-même : ne parlez de vous que lorsque c’est absolument nécessaire pour la profondeur du propos. Ici, cela était nécessaire ; alors le livre fonctionne, il plaît.


Notons en passant que, tout comme sa biographie de Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes mort (le deuxième des livres de Carrère qui me plaît), le récit est ici complètement romancé : il ne faut pas voir ce livre comme une biographie, mais comme un roman. Car l’auteur se sert de ce que Limonov a écrit sur lui-même, qui est déjà sujet à caution, en ajoutant encore des anecdotes inventées, pour faire tenir une histoire faisant de Limonov un personnage picaresque traversant les tragédies du siècle avec la nonchalance passionnée des héros picaresques. Il est finalement bien un héros moderne, celui dont on ne saura jamais s’il est un type bien ou un parfait salaud : c’est que l’Histoire se fait sans conscience du bien et du mal.


(J'ai écrit l'original de cette critique ici : http://wildcritics.com/?q=critiques/limonov-emmanuel-carr%C3%A8re)

Créée

le 9 oct. 2015

Critique lue 398 fois

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