Comme toutes les femmes de sa lignée entre vingt-cinq et trente ans parce qu’elles s’inquiètent alors de ce qu’elles en ont hérité et de ce qu’elles en transmettront à leur tour, mais aussi parce que le suicide récent d’un de ses grands-oncles semblait indiquer que, côté souffrances, le sujet n’était pas clos, l’auteur s’est, elle aussi, mise à poser des questions sur la « folie » de son arrière-grand-mère Betsy, Elisabeth de son vrai nom.
Résolue à crever l’épais silence familial qui n’avait jamais laissé filtrer davantage que, schizophrène et incapable d’élever ses enfants, son aïeule avait été longtemps internée et, lobotomisée, en avait conservé des cavités de chaque côté du crâne, elle qui écrivait une thèse sur les doubles fantômes n’a pas lâché prise, interrogeant ses proches, compulsant lettres et documents, notamment médicaux, et glanant, au sein même de l’hôpital concerné, les traces susceptibles de lui faire comprendre ce qu’y vécut Betsy dans les années 1950 et 1960.
Premier de l’auteur, l’ouvrage qui en résulte est à la croisée de la narration intime, de l’enquête familiale et de l’investigation historique de ce que fut la psychiatrie au mitan du XXe siècle. Pleins et vides de la mémoire familiale, témoignages ou refus de témoigner, jusqu’aux silences tout est matériau dans ce récit pour construire peu à peu, chaque brique livrée en l’état plus parlante que n’importe quel commentaire, l’image plus en moins en creux de cette femme que sa famille bourgeoise et catholique avait préféré réduire à un non-sujet, les valeurs sociales primant sur l’affect et ne laissant de place ni à l’émotion ni à la parole.
A l’époque, la médecine n’a qu’une approche physiologique et punitive de la psychiatrie. Cures de Sakel – provocation de comas hypoglycémiques –, effroyables lobotomies relevant sinistrement de pratiques de foire, enfermement coercitif à la simple demande d’un époux ou d’un proche, traitement à rendre fou quiconque ne l’était pas à l’entrée : c’est un tableau glaçant de pratiques médicales barbares et charlatanesques, d’un univers psychiatrique carcéral plus préoccupé de la tranquillité générale que de l’intérêt du patient et accueillant volontiers des femmes simplement jugées déviantes, trop libres et indociles au goût de leur entourage, qui se déploie autour de la pauvre Betsy, enfermée, martyrisée et mutilée, rejetée enfin par ses proches jusqu’à l’effacement par-delà les générations parce que son mari tyrannique ne supportait pas sa fragilité et son incapacité à répondre à ses attentes domestiques.
A ce qu’on lui rapporte des colères de Betsy s’insurgeant en vain contre son sort, répond la colère froide de son arrière-petite-fille, habile à nous la communiquer par le seul énoncé des faits qui s’accumulent, alors qu’à force d’obstination, d’écoute et de minutie, elle parvient à forcer le silence et l’oubli. Trop tard, bien sûr, pour Betsy, qui vécut son martyre jusqu’à sa misérable fin, mais essentiel pour stopper enfin les ravages souterrains qui n’en finissaient pas de saper la psyché.de cette famille.
D'une manière faussement déstructurée qui fait sans cesse rebondir le texte d’un doute à l’autre comme une abeille obstinée contre une vitre, renouvelant chaque fois l’intérêt souvent horrifié du lecteur, ce livre intense, aussi bouleversant qu’édifiant, en même temps qu’il sort Betsy de son invisibilité de non-personne, apporte un éclairage puissant sur ce pan d’ombre que la santé mentale est longtemps restée pour la société et la médecine, mais aussi sur la façon dont les hommes ne se sont pas privés d’user de leur pouvoir coercitif dans leur peur de l’indépendance féminine. L’on en conserve longtemps l’échine glacée… Coup de coeur.
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