Œdipe roi est sans doute l’un des sommets de la tragédie antique, et Sophocle y déploie tout son art : une mécanique implacable où un homme, animé des meilleures intentions, se retrouve broyé par des forces divines tout à la fois souveraines et impitoyables. C’est ce contraste entre la volonté humaine et la fatalité qui donne au drame sa densité : on ne regarde pas seulement un roi tomber, mais un être humain se débattre dans un piège dont chaque corde est tenue par les dieux.
La pièce progresse comme une enquête. Chaque échange, chaque témoignage resserre l’étau. L’évolution psychologique d’Œdipe est remarquable : il passe de la confiance à l’inquiétude, de la colère à l’aveuglement volontaire, puis à la lucidité la plus crue. Ces réactions contradictoires — orgueil, déni, fureur, espoir, résignation — sont presque un petit traité des comportements humains face au malheur. Sophocle ne force jamais le trait ; il laisse la logique implacable des événements guider cette descente.
Le style est d’une simplicité trompeuse : pur, clair, jamais inutilement ornementé. Le chœur, souvent lourd ou cérémonieux chez d’autres, est ici d’une efficacité exemplaire : il introduit les situations et les personnages avec pertinence, sans rompre le rythme, presque comme un second narrateur dont on écoute volontiers les interventions.
L’histoire d’Œdipe elle-même est d’une originalité noire : un homme qui, en cherchant à bien faire, réalise les pires crimes imaginables — parricide, inceste, usurpation, blasphème — sans en avoir conscience. Cette ironie tragique, où la vertu se retourne contre elle-même, souligne l’impitoyabilité des dieux : aucun geste humain ne semble pouvoir infléchir leur verdict, même s’il est dicté par l’ignorance.
Si la pièce impressionne par sa maîtrise et sa cohérence, on pourra lui reprocher (timidement) un certain manque d’audace par rapport à d’autres tragédies mythologiques plus démesurées ou plus violemment subversives. Sophocle, ici, choisit la précision d’orfèvre plutôt que la flamboyance ; ce n’est pas un défaut, mais cela place Œdipe roi dans une catégorie plus mesurée que certains de ses rivaux.
En somme, un drame d’une force intacte, où l’horreur ne vient pas des coups de théâtre, mais de la certitude, croissante et glaciale, que tout était écrit avant même que le rideau ne se lève.