Orthodoxie
8.3
Orthodoxie

livre de G. K. Chesterton (1908)

La vie est une chose trop importante pour être prise au sérieux

« L'enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un "oui" sacré. » (Nietzsche)


« L'enfance, cette époque divine où l'on peut entrer dans la peau d'un personnage imaginaire, être son propre héros, danser et rêver en même temps. » (Chesterton)


Que peuvent bien avoir en commun Chesterton et Nietzsche ? A priori, rien.



Nietzsche et l’argument du Pari



Dans Généalogie de la morale Nietzsche adresse une critique pertinente à une certaine forme de christianisme : cette religion serait dans son essence une doctrine "réactive", le symptôme d'une "volonté de puissance" fatiguée, guidée par le ressentiment qu’éprouvent les faibles et les ratés qui ne peuvent espérer s’imposer que par la critique de ce qui les dépasse. Une religion triste travestissant ses faiblesses sous le masque de vertus, exaltant ce qui se rencontre en l’homme d’insuffisant et de défaillant. Bref, le christianisme serait la religion des gens affligés.


« Il faut porter sa croix tous les jours ; il faut pleurer, jeûner, souffrir : Jésus-Christ l’a dit » (Malebranche, Conversations chrétiennes).


Prenons un exemple emblématique, à savoir le célèbre argument du "Pari" de Blaise Pascal. Dans la logique entièrement rétributive dont l’argument est fait, les bénéfices escomptés d’une vie chrétienne (la vie éternelle) sont obtenus post mortem, si bien que le libertin (à qui s’adresse Pascal) pourrait alors se retourner et dire : « Et ma vie dans tout ça ? ». A en croire Pascal il n’y aurait donc aucun avantage à vivre en chrétien ici-bas, et il faudrait sacrifier son existence présente au profit d’une hypothétique vie future. Pas très engageant.


Si on élargit la perspective, Pascal, instigateur de l’existentialisme chrétien, vit sa foi dans le déchirement, le doute, le drame. Denis Moreau, philosophe catholique, fait cette très juste remarque, « plus je lis ce type d’auteurs, plus je trouve que leur façon de dramatiser en permanence leur foi est assez opérante pour ne pas donner envie d’être chrétien : qui peut être tenté par la perspective de se faire de pareils nœuds à la tête ? […] Est-ce d’ailleurs un hasard si, à l’université, Kierkegaard est le philosophe que choisissent en général pour parler de la foi ceux de mes collègues qui ne l’ont justement pas, la foi ? ».


Nietzsche, qui fut élevé dans un milieu protestant austère et rigoriste, préférait quant à lui ne « croire qu'en un dieu qui comprendrait la danse ». Dans son Zarathoustra, il a ce mot terrible « […] pour que j’apprenne à croire en leur Sauveur, il faudrait que ses disciples aient un air plus sauvé. »



La Bonne Nouvelle chrétienne



Cette allure "maniaco-dépressive", cette tension permanente qu’on retrouve aussi bien chez Pascal que chez Kierkegaard, serait-elle la seule façon de vivre en chrétien ? Est-il possible d’avoir une autre compréhension du christianisme que celle qu’a eue Nietzsche et nombre de ses contemporains ? On se dit alors que si "Pari" il doit y avoir, ses conséquences et ses bénéfices escomptés devraient se déployer dans ce monde, constituant dès maintenant une vie préférable à celle qu’on vivrait si le Pari n’était pas accompli.


Rendons d’abord justice à Pascal qui esquisse, à la fin du fragment sur le Pari, quelques subtilités. En complément des réflexions précédentes il affirme : « Or quel mal [dit-il au libertin] vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable. […] Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie. »


Il s’agit ensuite d’en revenir sans œillères aux textes fondateurs du christianisme, notamment les quatre Évangiles ("Évangile" est la transcription d’un mot grec signifiant "Bonne Nouvelle") où sont consignés les actes, paroles et pensées de Jésus. On y observe alors que la tonalité existentielle qui se dégage est la joie.


Citons comme exemple l’Évangile de Jean. « Votre cœur sera dans la joie, et votre joie, nul de vous l’enlèvera » . Mais aussi le livre de la Genèse, lorsque l’épouse d’Abraham, Sarah, comblée des bienfaits de Dieu en sa vieillesse s’écrie « Dieu m’a donné de quoi rire ». Ou encore dans le livre des Proverbes, qui présente le chant de la Sagesse venant d’être crée par Dieu, expliquant comment le surgissement de l’Univers se fit dans le rire : « Et moi [la Sagesse] je fus ses joies jour après jour, riant devant lui en tout lieu. Riant dans le monde sur la terre ».


On peut aussi citer Thomas d’Aquin, pour qui « le repos de l’âme, c’est le plaisir (…). Il convient donc de remédier à la fatigue de l’âme en lui apportant du plaisir, qui fait cesser la tension provoquée par l’effort intellectuel. » Et ce plaisir est provoqué « par les paroles et les actions qui n’ont d’autre but que le plaisir de l’âme : autrement dit, les jeux et les plaisanteries ».


On le sait, Pascal n'avait pas la même conception du divertissement : il n'y voyait qu'un stratagème permettant à l'homme d'esquiver la conscience de sa misère. Façon pour l'homme de ne pas penser à sa condition faible et mortelle. Le divertissement, à terme, entraîne donc vers la noirceur, le chagrin et le désespoir : l’homme n’est jamais heureux dans le repos, il lui faut sans cesse un nouveau but.



Chesterton, l’aventurier



On présente souvent le christianisme comme une doctrine culpabilisante dont l’expression se ferait en général sur le mode d’un catalogue d’interdits. Or, plutôt que sur le mode de l’éthique du devoir, la morale chrétienne s’est aussi historiquement présentée sous la forme de l’éthique de la vertu, c’est-à-dire sous la forme de préconisations bénéfiques et libératrices. Elle paraît alors plus joyeuse, attirante, vivifiante. Chesterton, que j’introduis ici, fait remarquer dans Hérétiques :


« Les trois vertus mystiques que le christianisme n’a pas adoptées mais qu’il a inventées sont la foi, l’espérance et la charité. Le premier fait évident [...] c’est que les vertus païennes, telles que la justice et la tempérance, sont des vertus tristes, alors que les vertus mystiques, la foi, l’espérance et la charité sont des vertus gaies et exubérantes. »


Pourquoi ai-je donc choisi ce thème, la joie, pour parler de Chesterton ? Parce qu’il me semble que dans l’univers divers et varié de l’apologétique chrétienne au XXe siècle, Chesterton est sûrement celui qui, mieux que quiconque, a compris et retranscrit cette tonalité particulière des Evangiles trop souvent occultée chez d’autres chrétiens. « Cet homme est tellement joyeux qu'on se dit qu'il a dû rencontrer Dieu », aurait confié un jour Franz Kafka, lecteur de Chesterton dont il appréciait les formules. Borges le considérait pour sa part comme « l'un des premiers écrivains de tous les temps pour son imagination visuelle et la félicité enfantine ou divine que laisse entrevoir chaque page de son œuvre ».


Fantasque, rieur, extravagant, débordant d’humour et jouant avec les paradoxes, la joie était pour lui le seul sujet vraiment sérieux. De son point de vue, « Il n’y a jamais rien eu d’aussi périlleux, d’aussi passionnant que l’orthodoxie. Elle est la santé de l’esprit ; et être sain d’esprit est plus tragique que d’être fou ». A ses yeux, l’orthodoxie chrétienne était avant tout une aventure romanesque et héroïque, tout à la fois merveilleuse et risquée. Bien que régulièrement critique envers Nietzsche, il lui était néanmoins reconnaissant pour « son appel déchirant d'un équilibre extatique du danger, son ardent désir des charges de grands chevaux, son appel aux armes ». Le christianisme le comblait de ce désir d'une vie à la fois active et imaginative, pittoresque et remplie de curiosité poétique. Le grand mal de notre modernité, expliquait-il, c’est qu’elle empêche la poésie de l’enfance de durer.


Orthodoxie, cette autobiographie dans laquelle Chesterton nous conte l’odyssée de sa conversion, est qualifiée dès l’introduction par l’auteur lui-même de « plaisanterie qui me vise personnellement […] S'il y a un élément comique dans ce qui suit, le comique se fait à mes dépend. […] Personne ne peut juger mon cas plus ridicule que je ne le juge moi-même. Aucun lecteur ne peut m'accuser ici de chercher à le ridiculiser : je suis le fou de cette histoire, et aucun rebelle ne m'expulsera de mon trône ». De manière cohérente, le livre se conclut en ces termes :


« La joie, qui fut la petite publicité du païen, est le secret gigantesque du chrétien. Et au moment de clore ce livre chaotique, j'ouvre de nouveau l'étrange petit livre d'où est sorti tout le christianisme ; et de nouveau je suis hanté par une sorte de confirmation. La formidable figure qui remplit les Évangiles domine, sous ce rapport, comme à tout autre point de vue, tous les penseurs qui ont pu se croire grands. [...] il y avait dans cette personnalité fracassante un je ne sais quoi qui pourrait s'appeler de la réserve. Il y a quelque chose qu'il cachait à tous les hommes quand il gravissait une montagne pour prier. Il y a quelque chose qu'il dissimulait constamment par un silence abrupt ou par un isolement impétueux. Il y avait une chose, trop grande pour que Dieu nous la montrât quand il marchait sur notre terre ; et j'ai parfois imaginé que c'était Sa Joie ».


La joie, ou, dans un langage plus théologique, l’Esprit-Saint.

P-b
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le 28 août 2021

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