La voix du directeur faisant valoir devant lui les orgueilleuses revendications de l'église, le mystère et le pouvoir du sacerdoce, raisonnaient en vain dans sa mémoire. Jamais il ne balancerait l'encensoir devant le tabernacle en tant que prêtre. Sa destinée était d'éluder les ordres sociaux ou religieux. [...] Il était destiné à acquérir sa propre sagesse à l'égard des autres ou à acquérir la sagesse des autres lui-même en errant parmi les embûches de ce monde.


Portrait de l'artiste en jeune homme est un roman de James Joyce sous forme d'autofiction. On y raconte le mal-être d'un jeune individu nommé Stephen Dedalus, l’alter ego de James Joyce, dans une société catholique irlandaise sous domination britannique. Le personnage témoigne régulièrement d'un avenir bouché, d'une étrange ambition qui s'agite dans son âme mais ne trouve pas d'issue. Le roman décrit successivement les doutes de l'enfant, puis la révolte du jeune homme, puis encore ses doutes, et enfin sa libération par la vocation artistique.


Dans sa forme, le roman cherche à mêler l'intense subjectivité du protagoniste à une description de la société : c'est un exercice compliqué, l'ambition de toute une vie. Ce roman est autant le témoignage d’un jeune homme en quête de libération, que le compte-rendu lucide de son évolution intellectuelle vers la vocation d'écrivain. Mais c’est aussi une tentative de l'écrivain adulte de concilier, dans un roman autobiographique, ses diverses exigences envers l'écriture. Il lui faudra dix années pour écrire le Portrait, son premier succès achevé. Ce roman pose progressivement les questionnements, les raisonnements, et les formes d'écriture, qui mèneront à l'écriture d'Ulysse.


CHAPITRE 1


On y raconte l'éducation de Stephen chez les Jésuites, ainsi que sa vie de famille. Il faut souligner deux intrigues particulières dans ce chapitre. Une première intrigue autour d’une punition corporelle injuste que va recevoir l’enfant de la part du recteur de Clongowes (l'école des Jésuites). Une seconde intrigue autour des divergences politiques qui semblent secouer les liens familiaux : l'Irlande est dans une phase de crise politique, car Parnell, le défenseur de l’identité nationale irlandaise face à la domination britannique, viens d’être reconnu coupable d’adultère et renié pour cette raison par une grande majorité des catholiques.
Cette deuxième intrigue trouvera son climax dans une dispute familiale dans la fin du chapitre :


« Si nous sommes une race opprimée par les prêtres, nous devrions en être fier ! Les prêtres sont la prunelle de Dieu. Ne les touchez pas, dit le Christ, car ils sont la prunelle de mes yeux.
_Alors, faut-il cesser d’aimer notre patrie ? Demanda Monsieur Casey. Faut-il renoncer à suivre l’homme qui est fait pour nous diriger ?
_Un traitre à sa patrie, répliqua Dante. Un traître ! Un adultère ! Les prêtres ont eu raison de l’abandonner. Les prêtres ont toujours été les fidèles amis de l’Irlande.
_Ah, vraiment ? dit M. Casey. »


Et puis la dispute part en cacahuète. C’est dans ce décor, d’une cellule familiale en proie à des difficultés politiques et sociales (chute progressive dans la pauvreté), et d'une école autoritaire, sur fond d'une religion dont il doute des lois autant que des châtiments, que l’enfant cherche sa place actuelle et à venir.


Cette subjectivité va se traduire régulièrement, tout au long du livre, par une fascination pour le verbe, et notamment pour le texte : dans ce premier chapitre ce sera les paroles de chansons, les diverses écritures d'enfants, jusqu’aux plus triviales inscriptions dans les toilettes, ou les diverses écritures dans son cahier.


« Il ouvrit la géographie à la page de garde et lut ce qu’il avait écrit là lui-même : son nom, et où il était.
Stephen Dedalus
Classe élémentaire
Collège de Clongowes Wood
Sallins
Comté de Kildare
Irlande
Europe
Monde
Univers

C’était de son écriture à lui ; et Fleming, un soir, pour rire, avait écrit sur la page en face :
Stephen Dedalus est mon nom
L'Irlande est ma nation
Clongowes est ma résidence
Et le ciel est mon espérance.

Il relut les vers en commençant par la fin, mais alors ça n’était pas de la poésie. Puis il lut la page de garde de bas en haut, jusqu’à ce qu’il arrive à son nom. Cela, c’était lui ; et il relut la page en descendant. Qu’est-ce qu’il y avait après l’univers ? Rien. Mais est-ce qu'il y avait quelque chose autour de l’univers, pour montrer où il s’arrête, avant l’endroit où commence le rien ? (p56) »


De même que les sons, et certains objets du quotidien, tout semble tendre le personnage vers des mystères qui l'entourent, et d'éventuels déchiffrements à peine entamés. Cela traduit diverses intuitions ironiques au sujet du monde des adultes :


« Dante avait deux brosses dans son armoire. La brosse avec le dos en velours violine était pour Michael Davitt et la brosse avec le dos en velours vert était pour Parnell. (p46) […] Il se demandait ce qui était bien, d’être pour le vert ou pour le violine, parce que Dante avait un jour arraché avec ses ciseaux le velours vert de la brosse qui était pour Parnell et lui avait dit que Parnell était un vilain personnage. Il se demandait si on était en train de discuter cela dans sa famille. Ça s’appelait de la politique. (p57) »


Mais cela traduit aussi diverses intuitions, alors plutôt lyriques, d'un monde intérieur propre à sa propre existence.


« Et l'air du corridor le glaçait de même. Il était drôle et comme humide. Mais bientôt le gaz serait allumé et en brûlant il faisait un bruit léger, comme une petite chanson. Toujours la même : et lorsque les garçons s’arrêtaient de parler dans la salle de récréation, on pouvait l’entendre. (p51) »


Ces surgissements de la subjectivité à travers les éléments du décor introduisent un motif central de la forme littéraire que développera James Joyce : ce motif est l'Épiphanie. Les Épiphanies sont chez James Joyce des moments énigmatiques qui surgissent et appellent à l'exploration, c’est-à-dire à l’exploration du réel, mais aussi au déchiffrement par l’écriture. Les Épiphanies apparaissent ainsi en des moments stratégiques de l'œuvre, marqués du sceau de la nécessité : manifestations comme un esprit qui s'anime, un être, une rencontre fortuite, une parole, un décor, un paysage, ou un objet des plus quelconques. Des moments énigmatiques qui revendiquent la nécessité d'être écrits, et d'être travaillés ensuite dans une sorte de déchiffrement, en quête d'une Autre Écriture en partie inaccessible, antérieure et enfouie au fond de soi. Les épiphanies donne sur le papier lieu à de courts textes en prose, à des fragments de dialogues surpris en société, à de brèves évocations poétiques, ou encore à des récits de rêve. C’est en quelque sorte le point de départ de la subjectivité de l'auteur, et ce sera aussi au cœur de sa poétique.


CHAPITRE 2


LES PARADOXES DE L'ÂME


On constate plus explicitement dans ce chapitre l'idée d'une ambition mal définie, qui semble vouloir satisfaire aux diverses attentes des adultes, scolaires notamment et familiales, tout en se posant en complet décalage voir en opposition à ces diverses attentes.


Stephen passe une grande partie du chapitre 2 au côté de son père et de son grand-oncle. Il écoute les adultes parler du monde, et se projette à travers leurs mots.


« Des mots qu'il ne comprenait pas, il se les répétait jusqu'à les apprendre par cœur et, par leur intermédiaire, il entrevoyait ce qu'était le monde réel qui l'entourait. L'heure où, lui aussi, il prendrait part à la vie de ce monde semblait approcher et il commençait en secret à se préparer au grand rôle qui devait l'attendre, mais dont il ne devinait que confusément la nature. (p114) »


Ce chapitre est le lieu de deux déménagements qui s'imposent à la famille : d'abord de Bray à Blackrock, où la famille de Joyce a effectivement vécu pendant un an, entre prospérité relative et bientôt véritable pauvreté ; puis de Blackrock à Dublin, où Stephen tentera de tenir un certain rythme de vie familiale avec ses propres économies et sa détermination à organiser les activités de la maison. Il ressent que l'on attend de lui qu'il joue un rôle important, dans une société elle-même dans l'impasse.


D'abord à Blackrock :


« Il comprenait vaguement que son père avait des ennuis et que c’était pour cela que lui-même n’avait plus été envoyé à Clongowes. Depuis quelques temps il sentait de petits changements à la maison ; ces changements dans ce qui lui avait toujours paru immuable étaient autant de petits coups portés à sa conception enfantine du monde. L’ambition qu’il sentait parfois s’agiter dans les ténèbres de son âme ne cherchait pas d’issue. (p112) »


Puis enfin à Dublin :


« D’abord il ne comprit presque rien, mais peu à peu il se rendit compte que son père avait des ennemis et qu’un certain combat allait avoir lieu. Il sentit aussi qu'on l'enrôlait lui-même pour ce combat, qu’on plaçait sur ses épaules un certain devoir. La fuite soudaine loin de l’atmosphère confortable et rêveuse de Blackrock, la traversée de la ville sombre et embrumée, l’idée de la maison nue et sans gaieté où ils allaient vivre désormais, alourdissaient son cœur ; et de nouveau il lui vint une intuition, une préscience de l’avenir. (p118) »


Il faut comprendre cette idée d'une ambition qui s'agite dans l'âme de Stephen : une ambition régulièrement stimulée par les autres enfants ou par les adultes, dans des voies que Stephen pressent paradoxalement comme des impasses. L'intuition de l'impasse apparait à travers des dialogues, des objets ou encore des émotions perçues. Ce sont par exemple les mouvements des adultes, comme les yeux soudain dans le vague d'un entraineur sportif :


« Cette même prescience qui naguère lui enlevait son courage et faisait fléchir soudain ses jambes lorsqu'il faisait le tour du parc en courant, cette même intuition qui le poussait à regarder avec scepticisme le visage flasque et mal rasé de son entraîneur, lourdement inclinés vers ses longs doigts maculés, dissipait devant lui toute vision de l'avenir. (p115) »


Ce sont aussi les nostalgies d'un père qui tente de sublimer le passé, lors d'une visite avec Stephen de la ville natale du père. Stephen regarde son père et les camarades de son père au bar, comme s'ils étaient des enfants, dans leurs joutes, dans leurs joies et leurs regrets, et lui-même, Stephen, comme déjà vieux, incapables de tels élans fraternels. Car il développe aussi un rapport compliqué à la camaraderie, avec les gens de son âge, camaraderie qui lui apparait comme une anticipation peu crédible du monde des adultes et de leur virilité. C'est en fait un tout.


« Il se méfiait de la turbulence et mettait en doute la sincérité d’une camaraderie qui lui semblait assez piètrement anticiper sur l’âge viril. […] Naguère, tandis que sa pensée poursuivait ses intangibles fantômes, puis renonçait, irrésolue, à cette poursuite, il avait entendu constamment autour de lui la voix de son père, celles de ses maîtres, le pressant d'être avant tout un vrai gentleman, ou le pressant d'être un bon catholique avant tout. Maintenant ces voix sonnaient creux à ses oreilles. Lors de l’ouverture du gymnase, il avait entendu une autre voix qui le pressait d'être fort, viril et sain ; quand un mouvement de renaissance nationale se fit sentir dans le collège, une autre voix encore lui ordonna d’être fidèle à sa patrie, de contribuer à relever son langage et ses traditions déchues. Dans le monde profane, il prévoyait qu’une voix séculière lui ordonnerait de rétablir par son travail la condition déchue de son père ; en attendant, la voix de ses camarades le pressait d’être un chic type, de protéger les autres contre le blâme, d’intercéder pour eux, ou de tâcher d’obtenir des jours de congé pour l’école. Et c’était le vacarme de toutes ces voix, sonnant creux, qui le faisait hésiter dans la poursuite des fantômes. (p.141) »


C'est donc un tout : école, nationalisme, piété filiale, camaraderie et religion, qui semble brouiller une autre ambition du héros, intime celle-ci, plus insaisissable, plus profonde, celle des « fantômes ».


Au cour du chapitre 2, Stephen oscille dans sa perception de cette intuition plus profonde. Il y voit parfois une certaine puissance qui lui permet de se libérer de tout ressentiment, « Une certaine puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée, aussi aisément qu'un fruit se dépouille de sa peau tendre et mur. (p140) » et même de se sentir bien parmi les autres ; parfois cette intuition lui inspire une certaine colère : « sa nature sensitive souffrait encore sous les coups de fouet brûlant d'une existence incomprise et sordide. […] Tous les loisirs que lui laissait l'école, il les passait en compagnie d'écrivains subversifs dont les sarcasmes et les violences verbales en introduisaient un ferment dans son cerveau, avant de pénétrer dans ses écrits frustes. » Et parfois, par divers biais, cherchant notamment la proximité d'objets triviaux, il réprime toute sa sensibilité, comme dans un désir anesthésie.


Il tentera en vain, vers la fin du chapitre, de contenir cette intuition plus profonde, par une sorte de « république » qu'il cherchera à instaurer dans sa maison, dans le foyer familial en train de péricliter.


« Il avait essayé de bâtir une digue d’ordre et d’élégance contre le flux sordide de la vie extérieure et d’arrêter par des règles de conduite, des intérêts actifs, de nouveaux rapports filiaux, l'inlassable retour de ces flux au-dedans de lui-même. En vain. Du dehors comme du dedans, l’eau avait débordé par-dessus les barrages ; les vagues reprenaient leur ruée sauvage sur le mur effondré. (p.159) »


L'INTUITION D'UN AUTRE LITTÉRAIRE


Cette idée paradoxale d'une ambition qui s'agite sans chercher d'issue est forcément source de douleurs. À partir des déménagements, le décor devient une source permanente de stimulation de ce paradoxe :


« ...il se trouvait au milieu d'un décor nouveau, où chaque événement, chaque forme l'affectait profondément, le décourageait ou l'attirait et, attrayant ou décourageant, l'amplissait toujours de pensées inquiètes et amères... (p134) »


En parallèle, Stephen trouve refuge dans la lecture, et notamment dans les histoires de Monte-Cristo : dans les histoires d'un homme qui se libère d'un emprisonnement injuste, et renonce au final à la vengeance. Il se projette dans l'existence d'une Mercédès qu'il pourrait retrouver. Il cherche en fait un sentiment de complétude qui serait dissimulé quelque part dans voir au-delà du réel : « Il avait envie de rencontrer, dans le monde réel, l'image insubstantielle que son âme contemplait avec une telle constance (to brood upon this image). (p117) »


Il aspire à une expérience spirituelle qui viendrait le soulager de ses « pensées inquiètes et amères » et même le transfigurer en un être plus à l'aise dans le réel.


« Il ne savait où la chercher ni comment, mais une pression le conduisait, lui disait que cette image viendrait à sa rencontre, sans aucun acte déclaré de sa part. Ils se rejoindraient tranquillement, comme s'ils s’étaient déjà connus et s’étaient donné rendez-vous, peut-être devant une de ces grilles, ou bien en quelque endroit plus secret. Ils seraient seuls, entourés d’obscurité et de silence, et dans ce moment de suprême tendresse, il serait transfiguré. Il se fondrait en quelque chose d’impalpable sous ses yeux à elle, et puis, au bout d’un instant, il reparaîtrait transfiguré. La faiblesse, la timidité, l'inexpérience se détacheraient de lui en cet instant magique. (p117) »


Davantage que d’une rencontre avec une personne, il est dans l’attente d’une rencontre avec une image, qu’il projette souvent dans une personne féminine, Elle. Ce sera Mercédès, dans les contes de Monte-Cristo, ce sera la Vierge Marie, ou bien ce sera des filles ou des femmes qu’il rencontre dans le roman. On peut noter sa rencontre avec la jeune Ellen, dont la présence va soudainement lui permettre d'apprécier une réunion d'enfants : « Il commença à goûter la joie de son isolement. La gaîté qui, au début de la soirée, lui avait paru fausse et vulgaire, lui devint une atmosphère apaisante ; elle effleurait joyeusement ses sens, elle cachait au regard des autres l'agitation fébrile de son sang, et dans le tournoiement des danseurs, parmi la musique et les rires, son regard à Elle parvenait jusqu’à sa retraite, caressant, railleur, fouillant, excitant son cœur. (p122) »


Ce personnage d'Ellen semble bien se fondre avec cette image à laquelle il aspire depuis longtemps : « Il entendait ce que ses yeux lui disaient de dessous le capuchon ; il savait qu’au fond d’un passé brumeux, soit en réalité, soit en songe, il avait déjà entendu leur conte. Il la regardait faire parade de ses frivolités, de sa belle robe, de sa ceinture, de ses longs bas noirs, et savait qu’il avait déjà cédé mille fois à ces attraits. (p123) ». Cette image : qui donne l’impression de se confondre avec le monde impalpable du langage, voire de la littérature (leur conte). Cette scène de rencontre dans le roman est aussitôt suivie d'une scène où Stephen tente d'écrire des poèmes. On retrouve à travers cette rencontre l’idée de l’Épiphanie, une rencontre qui transmet à Stephen la nécessité d’écrire, comme une nécessité d’exploration et une possibilité de transfiguration, la possibilité de dépasser la tristesse et d’accéder aussi à une nouvelle image de soi : « Les vers parlaient seulement de la nuit, de zéphyr embaumé et de l’éclat virginal de la lune. Une tristesse indéfinie était cachée dans le cœur des protagonistes, tandis qu’ils se tenaient, en silence sous les arbres sans feuilles ; et quand vint l’instant de l’adieu, le baiser que l’un d’eux avait retenu sur ses lèvres fut donné par tous deux à la fois. Après quoi il inscrivit au bas de la page les lettres L.D.S, puis après avoir caché le cahier, il alla dans la chambre de sa mère et contempla longtemps son visage dans le miroir de la coiffeuse. (p.125) »


Mais comme je le disais précédemment, le monde de l’école, de la politique, de la famille, vient brouiller cette démarche de l’artiste en germe : « car le mot de Clongowes fut prononcé et aussitôt une écume écœurante recouvrit son palais. (p.125) » Le chapitre 2 est ainsi le lieu de nombreux revirements émotionnels au sein de Stephen : il va notamment chercher à dominer les élans de son âme en se concentrant sur des images et des sensations triviales, et en quelques sortes anesthésiantes dans leur popre trivialité (comme l'urine de cheval). Mais son intuition va violemment le rattraper, à la vision d’une image autrement triviale : le mot fœtus gravé dans une table en bois d’étudiant.


Au terme du chapitre, Stephen ressent une intense frustration et brûle « d’apaiser les désir effrénés de son cœur, devant lesquels tout le reste lui était vain et étranger. » Sa pensée se laisse aller à des orgies nocturnes, au sein desquelles « telle figure qui, au jour, lui avait paru modeste et innocente, revenait vers lui, la nuit, […] transfiguré par une expression de ruse lascive » Il entreprend des courses vagabondes, et en quelques sortes furieuses, des errances dans la rue. « Parfois seulement, dans les intervalles de son désir, quand la luxure qui le ravageait cédait la place à une langueur plus tendre, l’image de Mercédès traversait l’arrière-plan de sa mémoire. […] Ces instants passaient et les flammes dévastatrices de la luxure bondissaient à nouveau. Ses lèvres oubliaient les poèmes, et les cris inarticulés, les mots grossiers, jusque-là réprimés, se ruaient hors de son cerveau, se frayaient de force un passage. Son sang était en révolte. » En quelque sorte aux abois, « dans la rue, il tendit les bras pour saisir la frêle forme évanescente qui se dérobait, qui l’attirait, et le cri qu’il avait si longtemps étouffé dans sa gorge sortait de ses lèvres », il se lance dans les bras d’une prostituée. Une fois dans la chambre de celle-ci, au-delà de l’abandon au péché, il faut aussi souligner les allusions, encore une fois, au langage, à un autre language :


« Il ferma les yeux, se soumettant à elle, corps et âme, insensible à tout au monde sauf à l’obscure pression de ses lèvres qui s’entrouvraient doucement. C’était son cerveau qu'elles pressaient en même temps que sa bouche, comme si elles étaient le véhicule de quelque vague langage ; et entre ses lèvres il sentit une pression inconnue et timide, plus obscure que le défaillement du péché, plus douce qu'un son ou qu'un parfum. »


CHAPITRE 3


Ce chapitre est majoritairement occupé par les longues prédications (qui durent plus de 30 pages !) du père Arnall au sujet de l’enfer.


Stephen au début du chapitre continue de errer dans les rues de Dublin (thème de l’errance très important chez James Joyce, pour aller à la rencontre du monde), et il continue d’aller voir les prostituées : « Il passerait, calme, devant elle, attendant un mouvement soudain de sa propre volonté ou un soudain appel de leur chair douce et odorante vers son âme amoureuse du péché. (P163) » C'est une forme radicalement pécheresse de cette attente dont on parle (attente d'une image depuis toujours),


Ainsi, l'errance en quête de « l'Autre » prend encore des évocations littéraires : son errance dans les rues malfamées se fait les sens en alerte, qui enregistrent tout ce qu'il voit, entend et ressent ; il enregistre tout cela ; et tout cela se transforme ensuite, prend une dimension poétique dans le souvenir. Il se rappelle des poèmes de Sheilley, et il pense à la lune « errant sans compagne, pâle de lassitude (p.166) » On assiste ainsi à la retranscription de ce qui ressemble à une Épiphanie : « La terne lumière tombait, affaiblie, sur la page où une nouvelle équation commençait à se déplier lentement, avec sa queue de plus en plus largement étalée. C'était son âme à lui, allant au devant de l'expérience, se dépliant d'un pêcher à l'autre, et élargissant le signal de détresse de ses étoiles ardentes, puis se repliant sur elle-même, pâlissant lentement, éteignant ses propres lumières et ses flammes. Elles étaient éteintes et les ténèbres froides emplirent le chaos. (P166) » Il faut noter l’évocation des flammes éteintes et des ténèbres froides. Car la répétition du péché, et la condamnation divine vers laquelle il sait qu'il se dirige, le plongent dans une « paix ténébreuse (p167) » de l'ordre du végétatif : « marais de fange spirituelle et corporelle où son être entier avait sombré (p170) ». État végétatif de son âme, que l'on retrouvera plus tard dans le roman de manière plus positive.


Cela conditionne bien entendu son rapport à la religion : « Sa piété s’en était allée par-dessus bord. À quoi servait de prier, quand il savait que son âme avait un désir luxurieux de sa propre destruction ? » Il exprime d’autant plus le sentiment d’un péché d’hypocrisie envers les autres. Il reste cela dit fasciné par Marie, d’une manière charnelle qui rappelle ce qu’il cherche dans ses errances : « son péché, qui le dérobait à la vue de Dieu, l’avait rapproché de celle qui est le refuge des pêcheurs. Elle semblait le considérer avec une douce pitié ; Sa sainteté, cette étrange clarté illuminant doucement Sa chair délicate, n'humiliaient point le pêcheur qui venait à Elle. […] C'était lorsque Ses noms étaient prononcés doucement par les lèvres où s'attardait encore des paroles impures et scandaleuses, la saveur même d'un impudique baiser. (P169) »


PEUR, DOUTE ET LIBÉRATION


C’est alors que le recteur du Belvédère (école de Jésuites) annonce une retraite d’une semaine en l’honneur de saint François-Xavier, qui a « le pouvoir, par-dessus tout, d’obtenir pour nous la grâce du repentir si nous sommes en état de péché. » Cela sera donc suivi par la longue prédication du père Arnall, qui va plonger Stephen dans une angoisse absolue, vers un désir de confession. Il va se confesser, encore une fois le langage et l’acte performatif du dire seront mis en avant, puis il va vivre un court instant dans un sentiment d’innocence retrouvée. Mais l’innocence sera de courte durée : dans le chapitre 4, les questionnements reviennent. Et lorsque l’on propose à Stephen d’entrer au séminaire, il refuse, pour entrer à l’université, mais surtout pour embrasser sa vocation d’artiste dont il parlera au chapitre 5 : « La voix du directeur faisant valoir devant lui les orgueilleuses revendications de l'église, le mystère et le pouvoir du sacerdoce, raisonnaient en vain dans sa mémoire. Jamais il ne balancerait l'encensoir devant le tabernacle en tant que prêtre. Sa destinée était d'éluder les ordres sociaux ou religieux. [...] Il était destiné à acquérir sa propre sagesse à l'égard des autres ou à acquérir la sagesse des autres lui-même en errant parmi les embûches de ce monde. (P244) »


AVANT DE CONCLURE : POÉTIQUE DE L'ÉPIPHANIE ET DE L'ERRANCE


Cette dernière citation rappelle l’importance de l’errance dans l’ œuvre de James Joyce. Je vais essayer de développer un peu ce thème, l'errance, pour le mettre en relation avec les Épiphanies, dont on avait dit qu’elles étaient au centre de la poétique de James Joyce. Pour ce faire je vais citer en italiques la préface de l’édition que j’ai sous la main.


Le décor est important pour dresser le tableau de soi : c'est au sein du décor que vont venir s’inscrire les souvenirs, les sensations de l’écrivain. Autrement dit : l'espace dûment scandé vient au secours des intermittences, des rythmes élusifs du temps subjectif. La subjectivité exacerbée, le lyrisme, n'est plus le lieu de cette vocation qu'on lui incombe parfois, de désagréger le sujet dans l'imaginaire. Au contraire, l'âme du poète parcourt le décor et effectue son repérage symbolique, dans un but d'émancipation et de réincarnation. Joyce a connu son propre évanouissement sous le poids de la symbolique catholique. À cette symbolique qui se pose comme suffisante (qui se donne, s'offre, mais en vérité s'impose […] l'ordre moral et religieux qui non seulement a réponse, par avance, à toute question, mais encore place, replace, tout désir surgi dans son horizon), Joyce oppose la perspective de sa propre forme symbolique : le lyrisme qui cherche son rythme sur la portée du réel ; les épiphanies comme des énigmes davantage que des révélations, qui portent l'injonction d’écrire comme une nécessité, toujours en ébauche, contre la suffisance ; permanente relecture et réécriture, pour déchiffrer l’Épiphanie et trouver la forme symbolique propre au poète … rythme et ethos


C'est un acte de rébellion, puisque toute symbolique commune pose des contraintes, et forme la structure nécessaire de médiation dans tout rapport aux autres, et en définitive à l'Autre. Se mettre en quête de sa propre symbolique, c'est se libérer d’une société, en tant qu’individu et en tant qu’artiste. La rébellion sera d'autant plus forte que la nouvelle symbolique use de l'ancienne, la catholique, pour mieux la retourner. Retour de ses signifiants à l'envoyeur, chargés maintenant de l'ethos du poète.


Par exemple, le Felix culpa de saint Augustin (O felix culpa, quae talem ac tantum meruit habere redemptorem ! => Heureuse faute, qui a mérité un si grand rédempteur !) est détourné : plus de rédempteur, le poète assume sa faute, fait le choix éthique d'être responsable de sa faute et de son désir. Il faut noter que le retournement de cette symbolique n’est pas prémédité, mais que Joyce découvre cela dans le procès même de son écriture, à force d’écriture, de relecture, et de réécriture…


« L'Autre », dont nous parlions au début, va se manifester au départ dans l’amour de Dieu, traumatisant, mais bientôt davantage sous la forme notamment d'apparitions féminines, d’Une autre, la Femme (Eileen, Mercédès, Mariem…), mais aussi sous la forme d’hommes, de dialogues, d’objets, de paysages, qui viendront guérir les blessures : chiffre énigmatique entrevu sur la cuisse d’une fille à la plage ; rencontres singulières dans l’espace du Dédale ; jouissances entr’aperçues. Parfois même simplement dans l’odeur de choux pourris, qui le fait sourire à la pensée « que c’était ce désordre, l’anarchie et la confusion régnant dans la maison paternelle, et la stagnation de la vie végétale, qui allait emporter la victoire dans son âme. »


L'autoportrait finit par se construire en négatif. Puisqu'il se construit à partir de ses épiphanies, Joyce construit sa position à partir des points singuliers du réel qui se sont imposés à lui dans l’expérience. La forme symbolique se base moins sur la description du poète que par l'organisation de ce qui l'entoure : l’œil doit se déplacer, échappant à la fascination du pur face-à-face narcissique. La forme se trouve alors d'autant plus symbolique : car tout en permettant un détournement crédible de la symbolique catholique, elle remet en cause le narcissisme dont l'occident est alors, à diverses échelles, le théâtre. Il faut donc comprendre l’expression forme symbolique comme l'idée que la forme porte un discours déterminé sur le monde.


CONCLUSION


On assiste donc dans cette œuvre à une réconciliation du sujet et de ses angoisses avec la passion, et a une interrogation de cette forme symbolique dont on parle. Cette forme symbolique sera toujours interrogée et sera toujours interrogation. L’interrogation est peut-être son essence même.


Forme symbolique qui cherche à énoncer la vie intérieure du poète (rythme et ethos), mais aussi celle des autres ; comprendre les malaises, les terreurs, les angoisses ; énoncer, aussi, les manifestations de l’Autre ; énoncé qui interroge toujours l’énonciation ; écriture, lecture, réécriture, relecture … Cette forme symbolique, dans le Portrait de l’artiste en jeune homme, est, nous l’avons dit, interrogée. Pour une forme toujours interrogée mais plus assumée, il faudra attendre Ulysse.

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le 18 avr. 2020

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Une gazelle, c'est exotique dans un zoo à Montreux, pas dans la savane. Un labrador, c'est exotique sur l'Everest, mais pas sur une plage bretonne à faire chier les crabes. Et bien voilà c'est un peu...

le 25 juin 2018

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