Au ras des mots l’émergence d’une figure christique

Inclus dans les Trois contes, publié sur la fin de sa vie, Un cœur simple est une manière de testament littéraire de Flaubert tant la délicate équation du style qui lui fut si chère, et qui ne cessa de le tourmenter, fut ici résolue dans une forme de transparence, de translucidité, de clarté des phrases où chaque mot est pesé, posé, chaque parole dans une stratégie du rapport au tout de l’histoire quasiment fractale.


Un cœur simple est l’histoire d’une sainteté contemporaine dans sa dimension populaire, celle de Félicité, une servante écrasée par la vie, et de son itinéraire, le calvaire d’un Christ fait femme.


De fait Flaubert interroge avec force le statut de la femme en général et de la femme pauvre en particulier dans la seconde moitié de XIXe siècle, ce qui fait indéniablement du cœur simple un texte féministe, mais différent de celui d’Emma Bovary dont le barycentre est érotique : celui de Félicité est tourné vers l’exploration de son rapport au réel simple et direct, tactile, et aussi dans une forme de générosité sans limite qui fait de sa trajectoire, de sa vie, une réussite totale, malgré l’horreur absolu de sa condition matérielle et intellectuelle. Une sainte.


« Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des bœufs n'existaient plus. Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes. »


Alors oui, bien sûr, on perçoit chez Félicité cette incapacité à penser, un quasi état de bête de somme, mais Flaubert n’en fait pas un personnage négatif pour autant : elle ne pense pas bassement mais comme elle peut, avec ce dont elle dispose, elle pense comme « le peuple » nous dit-il.


Félicité a ce sensualisme - le « penser, c’est sentir » cher aux empiristes - naturel accordé avec ce qu’elle est capable de créer comme métaphysique. Une femme bestiale et belle au cœur de ce cœur impensable parce que fait d’ignorance.


« Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, — un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.
En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.
Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; — et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique. »


Un joyau.

-Valmont-
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste (re)Lus 2017

Créée

le 14 mars 2018

Critique lue 1.2K fois

12 j'aime

5 commentaires

-Valmont-

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

12
5

D'autres avis sur Un cœur simple

Un cœur simple
Vernon79
9

La candeur des dragées, la saveur doucereuse de l'arsenic

Le titre est tiré de la préface de Pierre-Marc de Biasi, aux éditions Le Livre de Poche. Les italiques dans la critique qui suit sont tirés de la préface de l'ouvrage. Le conte Un cœur simple fut...

le 10 avr. 2019

5 j'aime

3

Un cœur simple
Gabin_Fontaine
3

"Votre bonne se nomme Félicité, alors elle est parfaite." Raté.

Dans une lettre adressée à Mme des Genettes, Flaubert résumait brièvement Un coeur simple : « Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne,...

le 12 oct. 2014

3 j'aime

Un cœur simple
Gwen21
4

Critique de Un cœur simple par Gwen21

Nouvelle 100% descriptive, "Un cœur simple" ne brille pas par son action. Le récit retrace la vie ordinaire de Félicité, fille de maçon au parcours semblable à bien des destins des gens du commun :...

le 6 oct. 2015

2 j'aime

Du même critique

Tolkien
-Valmont-
1

Biopschitt

Je ne jugerai pas des techniques cinématographiques, du jeu des acteurs, ou que sais-je encore sur le 7ème art, n’y connaissant rien je ne m’y sens pas autorisé. A contrario, même un crétin en cinéma...

le 4 oct. 2019

56 j'aime

3

Mort à crédit
-Valmont-
9

Se prémunir contre l’enfer des rageux

Le médecin nous place d’emblée dans son univers horizontal, pandémoniaque, au seuil d’un dixième cercle dantesque, à moins que ce ne soit aux portes des Limbes. Jeunesse : dans une cage à lapin à...

le 23 mai 2018

43 j'aime

14

La Chute
-Valmont-
8

Albert Camus, vous m’ennuyez

Albert Camus vous m’ennuyez car je ne sais pas trop quoi faire de vous. Vraiment. Je vais vous raconter une histoire, de moutons : J’étais plus jeune alors, en fin d’adolescence, ou au début de l’âge...

le 12 mai 2019

42 j'aime

12