Soyons ici, comme à l'école, pédagogues : j'essaierai de montrer dans cette critique qu'il n'est pas une crise que nous traversons actuellement qui ne fut pas anticipée et décrite précisément par Ivan Illich. A cet égard, il est intéressant de constater que "Une société sans école", l'un de ses premiers ouvrages, porte déjà en lui les germes de toute sa pensée sur les institutions, qu'il développera et étendra ensuite dans "La Convivialité".


L'intuition d'Illich est la suivante : pour répondre aux besoins élémentaires d'une population (par exemple : éduquer, se déplacer, se soigner), notre société a créé des institutions (l'école, la voiture, le système de santé) qui dans un premier temps remplissent parfaitement la mission à laquelle elles sont dédiées. Elles y répondent si bien qu'elles grossissent, s'autonomisent, deviennent indispensables et le monde se met à se remodeler autour d'elles pour les faire fonctionner. Elles finissent alors par se retrouver en position de monopole radical : l'école devient obligatoire, le territoire se couvre d'autoroutes, les remèdes de grand mère sont un à un supplantés par les produits de la médecine professionnelle, etc. En parallèle les pratiques en autonomie ou en communauté, hors institutions, se raréfient : l'éducation à la maison devient suspecte et est en passe d'être interdite ; l'emploi et l'alimentation deviennent inaccessibles aux personnes qui n'ont pas de voiture ; les expériences de la naissance et la mort, qui durant des siècles ont été vécues à domicile et en communauté, semblent tout à coup irresponsables sans l'entourage d'un corps médical assermenté. On prend ainsi "l'habitude de faire d'abord confiance au mécanisme institutionnel plutôt qu'à la bonne volonté de l'homme".
C'est là que les institutions atteignent puis dépassent leur seuil de contre-productivité : étant vues comme les seules capables de répondre à certains enjeux, la société ne se fonde plus que sur elles, leur délègue des responsabilités qui n'étaient pas les leurs initialement et fait peser sur elles des attentes bien trop lourdes : en sus d'enseigner, l'école doit désormais éduquer en lieu et place des parents ; le système routier est saturé, pollue et in fine fait perdre du temps, tandis que la marche et le vélo deviennent contraints (notons que sur ce point, on commence tout juste à prendre conscience de ces effets pervers : dans les grandes métropoles, le nec plus ultra du progrès consiste à revenir à ces modes de déplacement autonomes et ancestraux) ; le système de santé est désormais sommé non plus seulement de soigner mais de surveiller constamment la bonne santé, et désormais, d'augmenter les facultés de personnes qui ne souffrent d'aucune maladie - chirurgie esthétique, PMA hors pathologie, transhumanisme etc.
Notre exigence vis-à-vis des institutions augmente, sans qu'elles puissent y répondre, en même temps que nous sacrifions tout pour les faire perdurer. Au lieu qu'elles nous servent, nous nous mettons à les servir.


Si je cite en illustration de mon propos, parmi toutes les institutions qu'Illich analyse, l'évolution de seulement trois d'entre elles - école, transport et santé -, c'est qu'elles me semblent particulièrement symptomatiques des dernières crises que nous avons connues. S'il on y réfléchit bien, l'actualité des 5 dernières années vérifie en tout point les thèses d'Illich :



  • la crise de l'école : c'est sans doute la crise la plus probante tant le constat est évident et partagé par à peu près tout le monde. Qui en effet n'a pas déjà entendu le témoignage désespéré d'un professeur d'école, le récit de son quotidien exténuant consacré en grande partie à des tâches de rééducation qui ne devraient pas être les siennes, au détriment de sa vraie mission d'enseignement ?


  • la crise des gilets jaunes : les gilets jaunes sont l'exacte incarnation de ce que Illich appelle dans cet ouvrage les pauvres modernes : bien sûr, les gilets jaunes ont chez eux le chauffage, l'électricité, internet et un écran plat. Mais ils sont en un sens plus pauvres que les miséreux des siècles passés car ils ont perdu toute capacité d'agir à leur échelle. Ils sont rendus dépendants d'institutions complexes sur lesquelles ils font peser leurs attentes sans avoir sur elles aucune prise, ce qui les condamne à une frustration permanente. C'est l'alimentation à bas prix bourrée de perturbateurs endocriniens, c'est leur smartphone importé de Chine, et c'est bien entendu leur voiture qui est d'abord pour eux, bien loin de la promesse de liberté vantée dans les spots publicitaires, une acquisition et un entretien contraints pour aller travailler. Il est extrêmement révélateur que la crise soit née à cet endroit.



    une société où les besoins fondamentaux de l'homme se transforme en demande de biens de consommation a tôt fait de mesurer la pauvreté selon certains étalons de comparaison que les technocrates peuvent modifier à volonté. Est "pauvre" alors celui qui ne parvient pas à satisfaire à certaines normes de la consommation obligatoire.




Notons que sur ce point, les riches ne sont pas mieux lotis que les pauvres : la majorité d'entre eux n'ont pas d'avantage de pouvoir d'agir, simplement ils ont les moyens d'être les bénéficiaires privilégiés des institutions.



  • la crise sanitaire, enfin : la vie biologique doit être défendue "quoi qu'il en coûte", au prix même de se passer un temps de la tradition la plus fondamentalement humaine qui soit d'entourer un mort lors de son enterrement. La préoccupation bien légitime de soigner nos malades se double ainsi d'une recherche de l'immunité permanente, symbolisée aujourd'hui par le pass sanitaire en passe d'être adopté, qui apparait comme le prolongement du masque sous une autre forme, plus discrète et qui pourrait tout à fait perdurer hors état d'urgence.


Pour en revenir à l'ouvrage, Illich a démarré sa réflexion sur l'école en partant de certaines évolutions de son époque qui l'ont interpellé, comme par exemple l'augmentation massive du budget éducation par le gouvernement américain dans les années 70, qui ne produisit aucun des effets escomptés.
Le titre anglais "Deschooling Society" me semble bien plus opportun. Illich ne souhaite pas détruire, via l'école, tout éducation ; il note seulement que l'école nuit à l'éducation dès lors qu'on la considère comme seule capable de s'en charger. Ainsi la démocratisation de l'école va de pair avec l'industrialisation de la société : dans ce paradigme, l'école est l'industrie qui produit un individu adapté à la société de consommation proposée comme horizon indépassable, intellectuellement inapte à penser les conditions de sa propre aliénation. Elle forme les jeunes élèves à "s'intégrer à une société qui réclame une spécialisation disciplinée, aussi bien de la part des producteurs que des consommateurs, et, en même temps, une fidélité inconditionnelle à l'idéologie de la croissance économique."


Nul doute que le "monde d'après" devra s'inspirer d'iconoclastes comme Illich pour établir des bases pérennes.

Wlade
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le 1 juin 2021

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