Ce deuxième roman, paru en 1950 après un début littéraire retentissant, amorce les grandes thématiques qui traverseront l’œuvre de Mishima, parmi les maîtres de la littérature japonaise du XXe siècle : le désir, la souffrance intérieure et les tensions entre pulsion et norme sociale.
Etsuko, jeune veuve d’un mari distant et infidèle qui, après la jalousie de son vivant, ne lui a laissé en mourant que la culpabilité diffuse du soulagement, a quitté l’agitation d’Osaka pour s’installer chez sa belle-famille, dans une campagne japonaise figée où les stigmates de l’après-guerre cohabitent avec la rigidité des structures sociales. Tacitement enfermée par l’emprise autoritaire de son beau-père Yakichi dans un rôle ambigu, entre domestique et compagne, elle se retrouve la maîtresse résignée du vieil homme, dans une solitude affective étouffante où éclot bientôt son désir obsessionnel pour Saburo, un jeune domestique qui semble bien le seul de la maisonnée à ignorer la passion qui couve et le drame qu’elle annonce.
Mais, tout sauf libérateur, le désir d’Etsuko se heurte à une indifférence imprégnée de honte sociale, nourrie par la violence sourde des rapports de pouvoir. Explorant la tension entre pulsion et retenue, entre le corps et l’ordre moral, le roman qui, épuré et chargé d’une intensité latente, donne à chaque geste et à chaque regard une portée symbolique, avance comme une lente suffocation. Jamais exprimées, les émotions s’enfouissent et finissent par se retourner contre les personnages qui, dans la maison familiale devenue prison mentale et espace tragique, s’enlisent dans leurs contradictions.
Coincée entre son désir de liberté et les normes qui l’enferment dans un monde où la femme reste cantonnée à la soumission et à l’effacement, Etsuko incarne une lutte intérieure que, sans jamais chercher à la résoudre, l’auteur déplie dans toute sa cruauté, en miroir des antagonismes du Japon d’après-guerre entre modernité et tradition, émancipation féminine et maintien des structures patriarcales. Culpabilité et remords s’agglomèrent en un malaise latent et une tension muette qui, loin des conventions narratives rassurantes, maintiennent le lecteur dans l’inconfort d’une contemplation sans échappatoire de la complexité du cœur humain.
En cristallisant, par le prisme d’Etsuko, une douleur tue où désir et culpabilité s’entrelacent sans jamais trouver d’issue, ce sont les failles intimes et les impasses sociales d’un Japon en mutation qu’expose, avec une lucidité implacable, ce roman à la fois resserré et vertigineux qui transforme le quotidien en tragédie intérieure et fait du non-dit la matière même de sa puissance littéraire. D’une beauté sombre et poignante, profondément mélancolique, il met en lumière avec une précision troublante la manière insidieuse dont les normes sociales infiltrent l’intime et modèlent les élans les plus enfouis de l’âme. Crépusculaire, implacable et envoûtant.
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