Je me suis surpris à développer pour les élections américaines une passion incongrue. Sans doute parce que, comme dans encore tant de domaines, les États-Unis se présentent comme une fenêtre fascinante sur un avenir possible. Une sorte de Black Mirror aussi effrayant qu'irrésistible. Un accident de la route advenu sur une voie que nous sommes en train d'emprunter, sur une trajectoire qui nous mènerait presque à coup sûr au même dérapage.
Ajoutons à cela que suivre la politique intérieure d'un pays qui n'est pas le nôtre possède surtout la vertu de pouvoir analyser les positions des uns et des autres sans être pollué par des affects nés depuis des années, résultats d'accumulation de casseroles inoubliables ou de décennies de rancœurs.


Un plaisir de la découverte, mais sans oublier d'étudier le plus froidement possible l'annonce frontale d'une arnaque à venir par l'un des deux candidats de cette élection de 2020, une annonce de non-reconnaissance du scrutin mortifère rigoureusement suivie dans les semaines succedant le jour du vote, soutenue aveuglément par une presque moitié de pays (du simple citoyen jusqu'au propre parti du président sortant) pour qui faits et vérités ne sont plus que des éléments du paysage politique placés tout en bas de leur échelle de valeur, en tout cas inutiles pour choisir leur champion.


Et boum, voilà que déboule dans cette saturation médiatique la première partie des mémoires d'un président qui précéda le désastre à venir, dont l'image semble singulièrement rehaussée a posteriori. Paraissant, après les quatre années qui viennent de s'achever, comme un parangon de vertu et de tempérance, dont les interventions post-mandat semblent frappées du sceau de la classe et de l'humour mordant: l'exact inverse de son successeur. Le dernier représentant d'une normalité passée, une normalité par de nombreux aspects assez absurde mais que nous pourrions regretter amèrement à l'avenir.
Avec cette question liminaire: dans quelle mesure aurait-il pu provoquer ce qui allait arriver ?


Alors bien sûr, pour pouvoir goûter à ces 830 pages de décorticage méthodique de la politique américaine, il faut pouvoir considérer le monde qui nous entoure comme une chose totalement imparfaite, injuste et brutale, mais qui serait bien pire sans les arrangements, les compromis et la négociation qui restent la noblesse de nos démocraties vacillantes. Un monde, surtout, expurgé de lubies délirantes, de fantasmes absurdes ou de thèses adolescentes dans lesquelles le pouvoir se partage entre initiés maléfiques, associés pour la perte de l'humanité par l'entremise de conspirations dignes de mauvais romans de SF. Un monde qui embrasse la formidable complexité de chaque chose, ce qui empêche des jugements à l'emporte-pièce du type "Obama, grand criminel de guerre et tueurs d'enfants" que j'ai pu lire récemment, qui, après le plaisir pulsionnel du passage en bouche, ne laisse qu'un goût d'inconséquence gratuite, dénué de tout fondement factuel (au cours de son premier mandat en tout cas, le seul acte de guerre décidé par Obama a été l'exécution de Ben Laden).
En gros, dire du bien de ce livre pour quelque raison que ce soit est éminemment périlleux, dans la mesure où défendre une vision sans doute raisonnable et intègre du monde ne présente plus aucun attrait dans le contexte de plus en plus polarisé, perpétuellement indigné et antagoniste de notre époque.


Parce qu'en l'espèce, l'ascension d'Obama dans le paysage médiatique étasunien tord le cou à bien des schémas chers aux bâtisseurs de théories fumeuses, au point qu'il fallut après son élection inventer une possible naissance hors territoire américain pour attiser les foules avides de vérités alternatives. Le gars est parti de rien, sans héritage ni appui, et a bâti son parcours stupéfiant sur les seules bases de convictions et d'intuitions, associées à un timing parfait. Le right man at the right place qui su saisir l'opportunité d’apparaître pile au moment où la pays avait désespérément envie de quelqu'un comme lui (je me suis même surpris à regarder l'intégralité du discours de ce jeune sénateur, en ouverture de la convention démocrate de 2004, pour voir les secondes où le destin d'un ex-petit avocat du domaine public bascule définitivement).


Ce qui rend ce bouquin passionnant, outre la qualité d'écriture de l'exercice (je ne suis pas habitué aux auto-biographies politiques, il parait que cette fluidité du récit est rare) c'est précisément la lucidité dont l'auteur fait preuve quand il décrit son parcours et les difficultés rencontrées une fois assis dans le fauteuil du type le plus puissant du monde. Bien entendu, il faut tenir compte de la façon dont Obama cherche naturellement à donner à sa présidence le meilleur jour possible, mais cela ne l'empêche pas de décrire longuement ses doutes, ses erreurs, et ses impasses.


Il confronte la plupart de ses choix à ses idéaux de jeunesse ou aux arguments de ses collaborateurs les plus crus et intransigeants, et n'omet jamais de dresser le bilan de concessions nécessaires pour faire avancer les choses, qui ont souvent besoin d'évoluer par étapes pour pouvoir s'enraciner durablement (à l'image de l'abolition du don't ask, don't tell, qui permit l'affirmation des identités LGBTT au sein de l'armée américaine) et les forces de résistances qui sont à l'oeuvre à l'intérieur même du fonctionnement d'un gouvernement: le poids du pentagone et des généraux, l'influence des lobby, les tensions entre les différentes agences, les considérations électorales parfois contradictoires des sénateurs et gouverneurs… Ses réflexions sur les questions raciales qui traversent et secouent son pays sont lucides et tranchantes.
Dans ce même ordre d'idée, il décrit par le menu la façon dont chaque proposition de loi est le fruit d'une négociation tortueuse et compliquée (ce en quoi le spectateur d'A la maison blanche est en terrain connu), qui ne peut qu'attiser les reproches des franges les plus pures ou les plus extrêmes, des deux bords de l'échiquier politique.
Toujours dans le contrepoint de Trump, si la biographie de ce dernier écrite par sa nièce s'est intitulée "trop n'est jamais assez", ce volume aurait pu être résumé par "Peu c'est déjà beaucoup".


Et c'est une sacrée frange de l'histoire récente de notre planète qui ressurgit dans ces pages rythmées: à l'effondrement boursier de 2008 qui précède immédiatement son élection (et qui y contribue un peu), il faudra très rapidement ajouter l'effondrement de la Grèce, l'éclosion du Tea-Party et du radicalisme de l'opposition (incarnée par une Sarah Palin annonciatrice des dérives à venir), la catastrophe écologique de Deepwater, les printemps arabes, le tout en essayant de faire passer des lois farouchement combattues par l'opposition comme l'Obamacare (autant dire que les méthodes du parti républicain ne sont pas épargnées par l'auteur). Le tout sans oublier d'expliquer comment un mari et un père aux choix de carrière de plus en plus audacieux tente de combiner une vie professionnelle atypique avec une vie de famille la plus normale possible.


Si ce volume ne permet pas de répondre immédiatement à ma question introductrice (ce tome s'achève avec la fin de son premier mandat), il permet de lancer un sacré nombre de pistes, parmi lesquelles trône l'humiliation d'un Trump au cours d'un diner de la presse resté célèbre. Sans oublier une opposition surfant de plus en plus avidement sur les aspirations les moins nobles d'une partie du peuple américain, alimentées par le développement morbide des réseaux sociaux qui n'ont jamais pleinement pris la mesure des conséquences de leurs business modèles.
Un phénomène né de firmes américaines mais qui malheureusement n'est pas resté confiné à l'intérieur des frontières du pays.


Un bouquin dangereux parce qu'il pourrait redonner le goût de la politique à ses lecteurs, en les éloignant du spectre fainéant du tous pourris, tous corrompus, ou tous de mèche. Qui décrit un état qui ne serait jamais profond mais sacrément compliqué, et fruits d'intérêts connus et entrelacés, qui ne peut s'exonérer des règles de la communication et du storytelling.
Avec en tête à la fin de l'ouvrage une expression que nous ne saurions appliquer à l'époque actuelle sans une pointe de retenue: vivement la suite !

guyness
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le 23 déc. 2020

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guyness

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