Avec ses manteaux de peau Ed Gein est une matrice mais aussi une sorte de terminus de l'horreur : on a fait mieux ou 'pire' mais difficilement plus tordu. Traiter un aussi gros morceau est un défi, d'autant que sur ce coup il ne faut pas livrer du gros bis (type Massacre à la tronçonneuse) ou du cinéma de niche (du glacial Henry portrait par exemple), mais une production de masse balancée sur Netflix. Plonger dans l'intimité du tueur, Ryan Murphy l'a déjà fait avec Dahmer. Avec Ed Gein et si le point de vue est externe et objectif, c'est intenable : de longues séances de tanneries en perspective qui auront des airs de making off de pseudo snuff.
Pour la saison 3 de la collection 'Monstres' c'est donc la meilleure option possible : un croisement des subjectivités, ludique avec une dimension nostalgique et meta qui trouvera facilement écho. Toujours empathique, mais à distance du réel puis finalement de la personne Ed Gein, la série est un enchevêtrement de fantasmes de l'individu et de son public large. La réception, l'impact sur les arts visuels et sur les imaginaires, sur la conscience collective de la potentielle glauquerie individuelle, sont autrement plus prolifiques que la carrière d'Ed Gein ; le prix est un mauvais goût certain.
Pour ce résultat à la fois spectaculaire et réfléchi, nous perdons de vue la froide et dure réalité – carrément tournée en dérision dans l'épisode 6, qui par son titre et la scène du dîner grimpe sur le toit du monde de l'odieux. La série charge à fond en toutes circonstances ; d'ailleurs elle s'ouvre avec Ed surpris par nous puis par sa chère maman en train de s'astiquer le manche soigneusement emmailloté dans des sous-vêtements étrangers ; pas de temps pour le suspense (nécessairement faux), pas de malaises différés, il y a une manne à exploiter et une foire à faire tourner. Laquelle trouve son paroxysme avec Richard Speck (on se base sur une anecdote pleine de gynécomastie pour en faire une espèce de trans), qui lors des passages hallucinatoires ne rate naturellement aucune occasion d'évoquer sinon brandir ses poches à graisse pendantes. Est-ce que la galerie s'amuse ? En tout cas, les amateurs de Nip/Tuck sont à la maison devant ce qui doit être une fiction mélodramatique écrite par un Roger d'American Dad à l'intérieur de Rick & Morty. Ce goût du grotesque et du plongeon dans le délire prend une tournure pédagogique avec l'épisode 5, immersion dans une phase maniaque – celle d'une fille ivre de sa supériorité imaginaire.
Dans la dernière partie, la fascination pour le monstre devient la plus grande motivation, au même titre qu'un romantique serait 'amoureux de l'amour' davantage que de l'être aimé ; la tendresse pour la victime derrière le coupable est 'over the top' et sert à la fuite en avant. La non fuite amènerait éventuellement au pardon (ou à Funny Games ou aux Chambres rouges), mais pas à pleurer sur le sort du tueur ; la série est dans la complaisance et le revendique (ce qui la pousse à faire ce qui sera perçu, à raison même si c'est faire l'hémiplégique, comme du fan-service pour les amateurs de Leatherface et Buffalo Bill), ce qu'elle temporise en s'appliquant à elle-même son commentaire sur la violence et le recyclage 'éhonté' (poussé au bout de la farce quand Monster 3 se déguise en Mindhunter 3).
On ne peut regarder innocemment les souffrances de la baby-sitter [conclusion de l'épisode 3] après avoir été mis en parallèle avec le public hilare devant un pré 'midnight movie' et pré 'torture porn' cheap et piteusement sexualisé (où Hitchcock constate avoir ouvert une 'boîte de Pandore' via son Psychose) ; or cette séquence se passe avec une bimbo de TikTok déguisée en jeune fille digne pour l'occasion ; la façon de la caler, de faire durer les moments difficiles, dégrise et fait revenir l'horreur. De même le voyeurisme devient douloureux avec les exactions de Ted Bundy [début de l'épisode 8] – à moins d'être spécialement sadique. Dans l'ensemble néanmoins cette fiction contourne la douleur ; il est encore facile et admissible de romantiser des séries noires avec ados ou psychotiques. Mais avec des prédateurs lucides, sans limites ni circonstances atténuantes, comme on a connu en France et en Belgique, Ryan Murphy ou n'importe quel autre créateur ne pourra jouer ce jeu ; il y a du 'true crime' qui ne pourra jamais prendre de forme 'divertissante' ou bariolée – sauf à supprimer carrément la réalité, ce qui serait un affront insoutenable (et ne le sera que dans une société pathologiquement pervertie ou désensibilisée).
Notes au détail :
Ecriture (5) : La série joue constamment avec l'invraisemblable – et tient le pari, tout en convenant de la schizophrénie. Certains éléments ne sont pas ou peu ré-exploités, ce qui peut donner une impression de négligence, mais les huit épisodes font partie d'une collection où plusieurs axes ou personnes prennent l'ascendant (Hitchcock et Perkins dans l'épisode 2, Bernice l'esseulée soudain galvanisée dans l'épisode 4, Adeline dans l'épisode 5, le flic et fils de victime dans l'épisode 6). Le récit est fantaisiste ou allégorique et pas du tout documentaire.
Formel (7) : Propre sur ce plan.
Intensité (8) : Même si quelques passages peuvent laisser dubitatif davantage que remuer, c'est d'une grande intensité primaire – à peine moins en profondeur, à cause des transgressions et mise en abyme impliquant le spectateur.
Pertinence (6) : Sur la psychologie individuelle ou le cas Ed Gein, c'est superficiel et simple, tout en restant valide pendant les quatre premiers épisodes. Aussi surprenant que cela paraisse, la série se base largement sur des faits (même la participation des romans pulp nazis est avérée) – devenus lointains par la psychose individuelle, par les fantasmes collectifs et la fantaisie des créateurs de la série. Elle avoue in extremis que certains pans sont pure imagination ; d'autres demeurent ambigus (le cas Adeline – dérive totale objectivement, ce n'était qu'une connaissance, du moins c'est ce qui se prétend et la série revendique [épisode 8] la libre-interprétation du flou – libre y compris par rapport au 'devoir' de choisir une vérité, travail abandonné aux enquêteurs).
Par ailleurs, l'auto-apitoiement est la récurrence la plus surprenante chez les tueurs en série – la tristesse de Gary Ridgeway devrait être une posture [pour amadouer le tribunal], finalement elle semble sincère ; et les incels, les anciens enfants maltraités par leurs mères, sont légion chez ces tueurs. De même l'ensemble des anecdotes émaillant les quatre premiers épisodes sont basées sur la biographie d'Ed Gein ; c'est difficile à avaler, mais ce que la série peint comme un gaillard possiblement simplet et sévèrement inadapté de 40 ans, au timbre digne des caricatures de Mickael Jackson, a bien été... baby-sitter et à de multiples reprises – simplement la série en fait une occasion de partir dans un territoire mêlant la folie sombre et la comédie grasse.
Style (7) : C'est du mauvais goût, c'est celui de Ryan Murphy. On peut le partager. La mère d'Ed Gein devient rapidement une sorte de mème humain ; elle est évacuée quand elle commence à glisser vers The substance (dans une séquence qui elle aussi serait complètement fondée sur les faits) ; ses réapparitions sont des fulgurances grotesques (elle surgit en hurlant ; elle félicite son fils dans un cérémonial transgressif digne des heures les plus démoniaques d'American Horror Story – Hôtel). Buffalo Gein extatique sous la neige... merci.
Sympathie (7) : Le murder porn reste gênant (il l'est même dans un passage musical de la comédie familiale Barbaque). Mais nous sommes avant tout devant un freak show - et on est servis comme il faut.
https://letterboxd.com/zogarok/film/monster-the-ed-gein-story/lists/
https://zogarok.wordpress.com/2025/11/13/monster-3-the-ed-gein-story/