Ça débute comme un rêve d’ici à ce qu’on comprenne qu’il s’agisse d’un cauchemar ; bien réel celui-là. Dans ce rêve nébuleux, il n’y a que les paroles décousues et inintelligibles d’un freluquet avec, devant lui, une créature humaine – qu’on suppute comme telle – émergeant de sous quelques vagues déchaînées venues s’écraser sans grâce sur un rivage vide de monde. Et parce qu’il n’y a personne, puisqu’ils sont apparemment les deux seuls, durant un court temps, ce monde est à eux.


Loin d’être une spirale infernale conduisant vers l’Enfer, The World is Mine est un cercle maudit, celui où deux extrémités finissent fatalement par se rejoindre. Et parce qu’elles se rejoignent, ce qu’il y a de plus laid, étalé à longueur de pages bien assez tôt, gagne paradoxalement en splendeur. Mon-Chan, on nous le présente dans cet élan frénétique qui, durant quatorze tomes , ne connaîtra pas la moindre halte. Au volant d’un véhicule, au milieu d’un bordel insaisissable fait d’extincteurs éparses, il alterne entre la conduite et le quasi-viol d’une proie stupide glanée à l’envolée. Malgré une première impression qui pourrait indiquer chez lui un certain tempérament vicieux et cruel, il n’en est rien. Mon-Chan n’est pas un Homme, c’est un animal qui, parce qu’il n’a aucun sens de la moralité, ne peut pas délibérément enfreindre cette dernière. On ne peut l’accuser pas plus qu’on ne peut le pardonner, car de volonté, il n’en a pas tellement, en proie qu'il est à la nature qui le pousse à accomplir des méfaits qui n’en sont peut-être pas et ce, malgré tout le mal qui en résultera.


Ce premier chapitre, ce premier engrenage dans lequel se jettera un lecteur légitimement curieux, est un capharnaüm de tous les instants. Le dessin – qui gagnera en clarté à mesure que progresse l’intrigue – est un chaos sans contrôle. Les agitations erratiques sont confuses, mais ce qui s’annonce devient alors si impétueux qu’on lui trouve des atouts. Pas des atouts qui séduisent, mais des airs qui fascinent. La laideur physique de tous les personnages, grotesques et humains à outrance jusque dans leur faciès grossier a un quelque chose d’immersif. Et je ne vous parle pas d’une immersion progressive, mais de la mâchoire de requins venus conjointement vous saisir aux jambes pour vous entraîner par le fond et vous y secouer vos méninges hallucinés, encore incapables de comprendre ce qui se trame devant eux. En quelques pages de temps, au milieu d’une course déchaînée sans aucun poursuivant pour justifier la vitesse, on baise on frappe inconséquemment et on jette le tout venant par la portière d’un coup de pied fulgurant. Sans un mot, nos deux protagonistes se sont présentés ; l’incarnation même de la nature dans tout ce qu’elle a d’implacable et d’injuste en la personne de Mon-Chan et son sujet ; peut-être son prophète, martyr de son vivant et dont l’humanité en lui se décomposera peu à peu jusqu’à dégouliner le long du monstre qui était en lui. Toshiya Misumi est une des raisons qui m’auront fait m’agripper fermement aux quatorze tomes de The World is Mine. De par l’évolution que connaîtra le personnage d’abord et puis, de par une affinité personnelle.


Si The World is Mine m’a tant frappé au point de laisser un hématome émotionnel qui heureusement ne guérira jamais, c’est tout d’abord car il est un manga à part, mais aussi du fait que l’œuvre, à de trop nombreuses reprises, a trouvé quelques résonances avec ce que j’étais fondamentalement. Et cela, je ne peux pas le dire de beaucoup de créations artistiques.

Habituellement, je ne parviens que rarement à m’identifier à des personnages des mangas qui me passent sous la main. D’abord parce que de nombreuses œuvres – Seinens et Shônens prévaricateurs confondus – n’introduisent que des personnages bien vides et standardisés, et d’autre part car j’ai l’infini prétention de me penser comme quelqu’un de complexe et d’ambivalent. Aussi, au gré de mes lectures de mangas, je ne me serais véritablement identifié qu’à deux personnages ; Toshiyuki Kadokura de Golden Kamuy pour ce qui tient du comportement et du caractère, et Toshiya Misumi relativement à la psyché qui m’est propre. Je suis apparemment fait de deux Toshi. Chose amusante, car la traduction littérale de Toshi signifie « Brillant », « Intelligent », voire « Très intelligent ». Mais stoppons ici l’onanisme.

Si je me livre de manière aussi impudique, allant jusqu’à même soutenir que je suis capable d’éprouver des émotions humaines – bien malgré moi – c’est aussi pour mieux insister sur le fait que mon objectivité, déjà relative comme pour chacun, est ici d’autant plus altérée du fait que j’ai été la proie d’un coup de foudre. Mes affinités humaines – ou plutôt inhumaines si on se fie à l’œuvre qui nous concerne – ont elles aussi joué pour beaucoup dans cette appréciation démesurée dont j’expose l’intensité à travers ces lignes. Difficile de dire pourquoi une œuvre, parfois, vous bouscule et même vous renverse. Pour moi, The World is Mine aura été cousu sur mesure pour s'accorder à merveille avec un nihilisme qui m’est cher. Et faire ce seul aveu, je le crois, devrait me valoir d’être interné pour longtemps au regard de ce dont recèle le présent manga. Je vous prie de croire, néanmoins, que The World is Mine est un manga qui, de par ses qualités indéniables dont je fais ici la recension, ne saurait laisser son lecteur indifférent. Qu’on aime ou pas ce qu’on lit, on ne l’oublie pas. Car lire une telle œuvre revient à la fois à être frappé par la grâce et marqué par un traumatisme profond ; ça laisse des traces indélébiles sur l’âme.


The World is Mine, c’est aussi une maison d’édition et une autre époque. La fin des années 1990 dans le Weekly Young Sunday, c’était quelque chose. Car c’était durant cette exacte décennie et dans ce même magazine que parût Ichi the Killer. C’était à croire qu’avant la date de la fin du monde annoncée par Nostradamus, tout était encore permis sur le plan éditorial ; à commencer par le meilleur.

De la violence, ces deux œuvres en étaient pétries au point même que celle-ci était inscrite dans leur ADN respectif. Mais comme l’avait rapporté Hideki Arai, la violence, pour être effective, ne doit jamais être « cool » ou stylisée car elle perdrait alors de sa substance. La violence, dans d’innombrables mangas qui en font parfois la surenchère immature, n’est en réalité qu’une fade parodie de brutalité sans cœur ni contenance ; rien qu’un ramassis d’élucubrations stériles et agitées. Étant pour ma part un psychopathe de première bourre, j’ai une appétence malsaine pour les choses de la violence. Et précisément parce que je suis pour un ainsi dire un gourmet de ce registre exclusif, je parviens sans peine, et peut-être mieux que personne, à distinguer l’original du Canada Dry. Et là, de la violence, c’en est. De la vraie, de la bonne, celle qui fera détourner le regard des âmes trop pures pour ce monde et qui régalera les plus perturbés d’entre nous. La violence y est crue et servie sans sel pour des lecteurs qui, s’ils ne deviennent pas des charognards au contact des pages qui leur rebondit dans la rétine, devront s’apprêter à gérer quelques menus traumatismes. Amateurs assidus de la Princesse de Clèves, sachez-le, vous n’êtes pas ici sur vos terres de prédilection. Car de son propre aveu, Hideki Arai a été positivement marqué par la cruauté et la brutalité sans concession du somptueux Devilman. C’est en effet dans cette lignée que s’accomplit The World is Mine. Oui, vraiment, tout ce qui sera porté à notre regard, même au milieu d’une trame torturée et garnie d’une excentricité effervescente, s’affichera comme indécente de réalisme pour ce qu’il y a de brutal et d’injuste à porter à notre regard.


D’emblée, d’un geste lest de la main, je barre le passage aux sociologues de forums qui se piquent de quelques analyses superflues et stériles pour surinterpréter ce qui n’a pas besoin de l’être. De grâce, qu’on s’abstienne de prétendre que The World is Mine puisse être interprété comme une quelconque satyre sociale. The World is Mine est finalement plus mystique que politique car insaisissable du fait de la folie furieuse et frénétique qui en anime ses rouages grinçants et torturés. The World is Mine, comme presque tout création artistique, doit s’apprécier pour ce qu’elle est et non pas pour ce qu’on croit y voir. Cette création géniale nous en mettra suffisamment dans la vue pour qu’il soit besoin d’y ajouter quoi que ce soit en supplément.


En définitive, The World is Mine narre non pas les pérégrinations de deux, mais trois protagonistes. L’intrigue, ses personnages, et même le lecteur, seront ainsi pris en étau entre le duo Toshi-Mon et Higumadon, cette créature mystique qui, de concert avec ces terroristes sans cause, terroriseront le Japon dans un crescendo nihiliste comme deux fléaux préfigurant la fin de tout ; la dernière bouffée d’oxygène rance qui alimentera les rires hystériques de l'ultime frénésie du désespoir. Le monde qui est le leur, alors, se donne l’impression de mourir dans un dernier éclat de rire hilare et brisé. Ainsi se ponctue alors la décadence réjouie d’une civilisation moribonde qui, après qu’elle se sera écroulée, donnera naissance à un monde nouveau, fertilisé par les cendres du précédent. Le manga peut ainsi s’interpréter comme la dernière bouffée euphorique d’une folie autodestructrice dont Toshi-Mon et Higumadon ne seront finalement que les derniers symptômes apparents. Il n’y a pas un instant où, à l’occasion d’une pareille lecture, l’idée même de la possibilité de rédemption nous effleurera l’esprit. Un tome après l’autre, le couperet continuera alors sa descente implacable jusqu’à sa conclusion logique et inéluctable. Et quelle chute mes aïeux…


Tout ce qu’il y a de mesquin et de ridicule chez l’humanité nous parviendra en continu comme la grêle au milieu du blizzard. Et on trouvera le moyen de considérer certaines de ces pathétiques bassesses humaines comme quelque chose de beau ou, en tout cas, de touchant. Ici, même le ridicule qui sévit dans le sillon des traînées sanglantes trouve le moyen d’être attrayant. Vous n’aurez que rarement éprouvé autant de sentiments contraires condensés en aussi peu de temps. Si The World is Mine est le dernier cimetière de la morale, il a le mérite d’être joliment entretenu.


En parlant de Cimetière de la Morale, sachez que Kinji Fukasaku, réalisateur de renom à qui nous devons notamment les Jingi Naki Tatakai – là où la violence y est aussi grotesque et réaliste – a manqué d’adapter The World is Mine au cinéma. On ne lui prêta pas vie suffisamment longtemps et… cruauté du sort… son dernier film trouva moyen de n’être rien d’autre Battle Royale…. Requiem. Finir sa carrière sur l’œuvre d’Arai eut sans doute été plus prestigieux.


Les moins audacieux, ceux qui se blasent d’un rien au point d’avoir renoncé à être un jour fasciné par quoi que ce soit, pourront avoir du mal à tenter une première incursion dans les méandres de Toshi-Mon. Les dialogues – qui le plus souvent ne sont que le fait de Toshiya – sont erratiques, incompréhensibles au point même d’être cryptiques. Cela s’estompe passés les premiers chapitres de mise en jambe. De là, le récit vogue plus paisiblement sur une mer de désespoir euphorique et cruel. Le cynisme cesse alors d’être un concept pour s’incarner en dessin et se dévoiler à l’état pur. La narration quant à elle, pareille à nulle autre rend le déferlement de cruauté qui advient plus perturbant que jamais alors que tout ce qu’il y a d’atroce ne s’embarrasse jamais d’une once de pathos en supplément.


Ce qu’il y a de laid ici n’est jamais esthétisé, mais toujours exacerbé dans ce qu’il a de plus outrecuidant. L’immonde devient plus rebutant et ostensible que nulle part ailleurs, mais avec un côté si ridicule et exagéré, dans les postures et dans les actes, que c’en devient amusant. Toutefois, même amusé, on n’en rit pas ; pas au risque d’y perdre son âme en se rendant complice de la folie ambiante qui s’opère ici. L’exubérance du laid, dans tout ce qu’il a ici de plus loufoque et dérangeant, s’accepte ici comme l’avatar peu commun d’un mal absurde et bestial qui s’accomplit dans une forme d’indifférence morne. Même après Ichi the Killer ou Shigurui, on découvre toujours de nouvelles facettes à même de resituer une certaine idée de la violence. Celle-ci est unique et gagne à être connue, quitte à y laisser une partie de sa santé mentale.


Alors qu’on ne sait où se dirige l’intrigue après avoir fermé le premier volume, on ne sait pas où elle s’arrêtera à compter du second. Les préliminaires terminés, le chaos surgit quand vient l’heure de savourer les citrons. Vous pensiez que la scène du commissariat dans Terminator était la plus dantesque qui puisse exister ? Saupoudrez là alors d’une tonne de cynisme et savourez ce qui vient. Car si on commence sa lecture de The World is Mine en étant intrigué, c’est le deuxième volume qui, d’une main agrippée autour de votre gorge, vous attire dans son intrigue viciée pour ne plus vous relâcher. Comme une formule magique à même de faire advenir le plus délicieux des désastres « Cketart-Aka-Apple-Karev » sera le propos liminaire à ce qui se sera fait de plus dingue au format papier ; l’étincelle au bout d’une mèche courte qui préfigurera un un massacre délicieusement odieux et même burlesque dans tout ce qu’il comporte d’atrocités. Le discours de Toshi tenu à la police pour bluffer est à ce titre un monument de cynisme aux conséquences extravagantes. C’est en ces termes, alors, qu’advient un désespoir acharné qui n’en finira pas ; pas avant le fin de tout.


Une fois la scène posée, les personnages qui y défileront seront tous plus illustres les uns que les autres. Une octogénaire versée dans le trafic d’armes, un journaliste introverti avec un curieux exutoire sur son calepin, des policiers excentriques aux manies curieuses, un chef de parti collectionnant les effluves féminines, ou encore le Premier Ministre Yuri Kanpei qui, à lui seul, s’exhibera comme la plus sublime tache de cynisme azimuté venue mieux maculer la sinistre toile qui se dessine. Hideki Arai a ici le chic pour dessiner des personnages à part se mettant en scène dans un contexte inédit. Là encore, vous n’aurez jamais lu ça ailleurs. Grâce à ces personnages, ce n’est plus le cimetière de la morale qu’on scrutera ici, mais son charnier. Bien rempli de surcroît.


La partition d’Higumadon, moins frénétique, trouve le moyen d’être elle aussi passionnante à sa manière. La chasse menée est d’autant plus prenante qu’on ne voit que rarement la bête si ce n’est jamais. Chasser un ours au Japon dans la neige, voilà qu’une saine nostalgie me chatouillait alors l’occiput alors que ce paysage se dessinait avec Golden Kamuy, mais ce qui aboutissait en définitive n’avait naturellement rien à voir. Higumadon, comme Toshi-Mon, n’est pas un animal qu’on chasse, mais un fléau qu’on subit en y résistant du mieux qu’on peut ; c’est-à-dire bien mal. Higumadon et Toshi-Mon, comme deux droites qu’on croirait parallèles, se rapprochent insidieusement jusqu’à ce que leurs intrigues respectives ne convergent enfin.


La narration du Flash-Back croisé de la rencontre entre Mon-Chan et Hatsue est un petit bijou de mise en scène et d’écriture. Quand on le lit, quand on le savoure, on regrette une fois de plus que The World is Mine n’ait jamais été adapté au cinéma par Fukasaku. Loin de protagonistes beaux et insipides qui nous évoquent leur vie passée sans intérêt dans multiples Shônens et Seinens, cette rencontre était une première interaction électrisante avant que l’atome de Toshi ne provoque la détonation attendue quelques temps plus tard. Cette histoire est fascinante de long en large autant par ce qu’elle a à faire valoir pour ce qui est de sa trame que sa scénographie. L’irruption quasi-mystique de Mon-chan dans la vie d’Hatsue a un rien de légende ; une légende savamment ternie par l’animalité proverbiale et de ce démon venu d’on ne sait où. Il y a une telle justesse dans la manière dont tout est raconté, un véritable cas d’école pour ce qui est d’une narration dans un manga ; il y a de quoi être scotché. « Il m’a dit au revoir avec un coup de poing ». C’est beau, poignant et cruel au point de résonner comme une conclusion. Mais nous n’en sommes alors qu’au quart de l’Armaggedon, il y a encore beaucoup à découvrir.


Il y a de la poésie dans ces pages. Beaucoup feindront de ne pas la voir car elle est trempée dans le sang et le vice, mais elle est bien là. La radio qui annone les phrase de ses auditeurs durant le cauchemar de Mon-Chan en forêt ainsi ce qui s’ensuit le démontre allégrement. C’est autre chose que ces récits poétiques affectés qui ne font que dans le vague ou la mignardise en espérant être profonds. La poésie, c’est un souffle de l’âme et ce souffle, ici, est expectoré dans une toux glaireuse et sanglante.


En matière de génie narratif, Hideki Arai est un récidiviste compulsif. Quelques temps après le Flash-Back de Mon-Chan s’orchestre alors celui de son complice. Peut-être l’un si ce n’est le seul des éléments de fiction à jamais avoir porté son écho jusqu’aux tréfonds de ma misérable psyché. Outre le sentiment de me voir dans un personnage pour la première fois, la manière dont est rapportée le passé de Toshiya Misumi est là encore succulente et imprégnée de maestria pour mieux joindre chacune des cases qui relateront ce qu’il est. Ce que nous sommes devrais-je dire si je me livrais de trop.


Il est des mangakas qui peuvent multiplier les Flash-Backs a raison de million en étant toujours à même de nous lasser si ce n’est même nous excéder. Oui, ça, il y en a ; que ce soit en matière de Shônens ou bien de Seinens. La lassitude éprouvée à l’occasion de ce procédé narratif est si fréquent dans le milieu du manga que j’ai fini par tenir les Flash-Backs pour de vaines et spécieuses finalités scénaristiques. Hideki Arai, en en faisant l’usage le plus judicieux qui soit – mais avec une parcimonie de maître – aura réhabilité le procédé sous mes yeux ébahis. Un Flash-Back est une arme difficile à manier dans les mains de son auteur qui, lorsqu’il en a la maîtrise, en fera un usage redoutable. C’était le cas ici. Le passé de Toshiya ne nous aura pas été rapporté dans des cases entourées des traditionnels contours noirs, mais avec une subtilité diabolique dans l’orchestration de sa mise en scène. Un développement allusif de Toshi qui se fera en deux temps, narrant en premier lieu les douloureuses chroniques de sa mère puis, plus tard, la contrition publique de son père. Certains ne comprennent pas comment le mal peut naître d’un environnement familiale sain ; je le peux.

Lui succède aussitôt l’histoire de Kojuro et l’ours qui, alors, vaut bien celle du Monstre Sans Nom.


Rien que du brio à pleines planches et ça, en continu : The World is Mine.


Puis, sur Internet, se propage à nouveau la parole du prophète qu’on croyait disparu. Et de là, une crise de paraphrénie collective suicidaire, aggravée par les accès de rage d’Higumadon, agitera un Japon prêt à se perdre dans la plus parfaite frénésie du désespoir. Les émissions de télé avec Yuri Kanpei en maître de cérémonie pour contrer Toshi-Mon par le pouvoir de « We are the World » en sont les symptômes les plus cyniques et marquants. Les aléas politiques concernés y sont du reste infiniment mieux présentés que dans des œuvres qui en faisaient pourtant leur thématique principale. Et la folie s’agence alors dans un délire qui nous apparaît bien réel en dépit de ce qu’il a d’invraisemblable.


« Le plus grand crime de l’humanité est son manque d’imagination »… « mort à tous les idiots » voilà un slogan de campagne qui m’aurait enjoint à voter pour un homme de gauche tel que monsieur Kanpei, ce Silvio Berlusconi japonais aux extravagances plus alambiquées.

Alors que Iijima me paraissait être un personnage pas assez en phase avec la déliquescence du monde ici dépeint, un peu à la manière de Kaneko dans Ichi the Killer, celui-ci trouvera son rôle à jouer. Son récit de guerre à Guadalcanal, saturé d’informations historiques attestant de la rigueur de l’auteur une fois encore, est lui aussi prenant. Le récit ne nous le dira jamais, mais avec Toshi-Mon et Higumadon, il est l’un des démons de cette histoire. La convergence de ces trois forces implacables, à n’en point douter, ne pourrait que provoquer une supernova. Ne pouvait que provoquer une supernova ; une qui brillera dans les avenues paisibles d’Odate. Merde, je m’en rends compte bien tard, mais Hideki Arai a réinventé Godzilla.


Peut-être – s’il fallait trouver un point noir dans un paysage rouge – pourrais-je dire que je n’ai pas apprécié le personnage de Maria. Je ne l’ai pas aimé tout en sachant à quel point celui-ci a été nécessaire pour établir certains des moments comptant parmi les plus forts de l’intrigue.

Pour mieux que l’on sente la lame s’enfoncer dans une victime, le prélude visant à présenter cette dernière peut s’étendre sur des chapitres entiers ; comme pour présenter une existence entière, son envergure, ses promesses… et la stopper soudainement. Il n’y a pas une once de pitié dans ce récit, n’en attendez en tout cas aucune. Soit dit en passant, le laïus malfaisant de Toshi sur ce qu’il ferait une fois capturé m’a rappelé l’affaire Patrick Henry où, par le pathos, le pire des criminels a bénéficié de toutes les mansuétudes de la part de l’opinion publique. Et cela, en grande partie grâce à cette ordure de Badinter. Le cynisme, dans les planches de The World is Mine n’a que d’autant plus d’emprise sur son lecteur qu’il a un lourd fondement de vrai sur lequel s’indexer.


Peut-être que ça traîne après l’arc Odate, peut-être, mais ça n’est que pour mieux préparer la suite.


La représentation sur scène de Kanpei et Jumbo, attendue de longue date au point d’être inespérée est, quant à elle, simplement exquise pour ce qu’elle a d’indécente. On a alors pu accéder à tous les échelons qui, d’un barreau à l’autre, auront mené à cette ultime étape de la décadence absolue ; celle-ci étant alors par ailleurs encensée par le plus grand nombre. De concert, du fait de l'apathie et de l'usure, le monde se suicide en abandonnant collégialement sa dignité sur l’autel érigé par deux démons. L’oxygène de ce monde vient à manquer et l’euphorie hystérique gagne une cervelle qui, sous peu, ne pourra plus recevoir ou émettre le moindre influx nerveux. Que le guitariste ait joué « Sympathy for the Devil » au moment de l’apothéose était le point final le mieux dessiné qui puisse exister pour conclure la prestation scénique. On pouvait presque entendre cracher la musique quant advînt le bouquet final ; je ne me suis pas privé en tout cas de la jouer en fond sonore au moment de ma lecture. Voilà encore une scène spectaculaire pour ce qu’elle a de lunaire qui, elle aussi, aurait gagné à être adaptée au cinéma ou pour conclure l’épisode d’une série.

Autre trésor de mise en scène à même de restituer la violence, la scène d’introspection de Junko, alors que le lecteur se retrouve littéralement mis à sa place et à voir avec ses yeux tandis que Toshiya la charcute est encore une fois sublime. Voilà un auteur qui fait honneur à la brutalité et à l’immonde sans pour autant céder à la complaisance. La froide sentence de la narration qui succède à « Pitié, pas mon fils » est peut-être plus sinistre encore que l’hémoglobine qui avait plus tôt giclé sur les murs.

Et, sans se concerter, comme si l’ordre naturel le leur avait commandé, comme une envie de pisser soudaine même, Toshiya et Mon-Chan, après une longue halte – peut-être un peu trop à la lecture d’ailleurs – en reviennent à l’essentiel avec une telle soudaineté inconcevable. Je croyais alors revoir la fin de La Horde Sauvage, autant pour ce qui est de la résolution des protagonistes à accomplir un massacre sans piper mot que pour ce qui concerne bilan humain qui s’ensuit ; mais avec une conclusion plus dantesque encore dès lors où Maria a été entraînée avec eux sur le sentier de la perdition. Un sentier qui, si on y regarde à deux fois, a des allures d’impasse quand on en voit le bout. Ce nouvel éclat prodigieux, alors qu’il les oppose une nouvelle fois à Shiomi, signe la reddition finale de l’humanisme laissée en charpie devant la nature humaine.

L’arrivée d’Higumadon, qu’on avait presque oublié depuis le temps, au moment de ce qui devait être la conclusion, fera presque sursauter. Toutes les fins de piste pour chacun des personnages qui nous auront été présentés sont aussi bien amenées qu’elles sont terribles. On ne s’y attend pas pour certaines d’entre elles. Le bouquet final tient ses promesses et s’étend sur près de trois tomes. Les derniers vestiges du monde, alors, n’en finissent pas de s’effondrer dans un lent fracas.

Les chapitres rétrospectifs dédiés à la mort tout à fait inattendue d’Iijima, à ses derniers jours, ceux-ci étant entremêlés de ses citations et des frasques libidinales de son comparse de journaliste, encore une fois, se lit comme une énième pépite narrative dont l’œuvre nous aura gratifié à foison. Avec encore une fois, la brutalité de sa conclusion alors que la jouissance d'Hoshino précède d’une case celle où Iijima se fait briser la nuque par Mon-Chan. Il n’était pas un démon après tout. Pas un qui fut aussi auguste que Mon-chan en tout cas.

Viennent enfin les chapitres que l’on attendait peut-être depuis l’instant où l’on a ouvert le premier volume : la rencontre de Toshiya et Mon-chan. Une autre occasion de me sentir plus proche de Toshi que je ne devrais l’être. Mais quand parfois mes mots lui sortent de la gueule durant les dialogues, je ne peux pas m’en empêcher ; chaque ligne du chapitre 149 donnait parfois le sentiment de me décrire. Toshi, alors, ne récoltait pas les raisins de la colère mais cultivait les citrons de l’apathie. C’est de ce terreau apathique et blasé que put germer la frénésie du désespoir, il ne fallut alors qu’y ajouter la dose d’engrais apportée par Mon-Chan ; la rencontre de la dynamite et de l’allumette. Avec le dénouement que l’on sait, car rien n’est enjolivé.


Les derniers chapitres – car il fallait conclure ce tome 14 en respectant les quotas de chapitre – étaient peut-être trop nombreux pour nouer l’intrigue. On retrouve alors du remplissage. Très peu, mais il y en a. Le culte qui s’érige presque aussitôt autour du retour Mon-Chan est en outre malvenu. Le caractère surréel de la chose, d’autant que ses conséquences sont prestes, passe comme bien moins crédible que la folie furieuse qui aura précédé cet épisode et ce qui s’ensuit. J’ai l’impression que l’auteur retombe dans les travers de Ki-Itchi et Ki-Itchi VS avec une sorte d’élan révolutionnaire fantasmé né des idéaux d’un peuple qui se lève. Qu'on se le dise, c'est un hors-sujet indélicat et stupide.


Mon-chan n’est plus ce personnage qu’on a alors connu, c’est une sorte de figure christique stupide qui prêche son gospel comme une entité au-delà de tout et qui, pour une raison qui nous échappe, fascine et fédère tout le monde. Il n’est plus l’incarnation impitoyable de l’ordre naturel, mais un symbole qui ne représente rien. Je choisis de mettre ces élucubrations navrantes sur le fait que l’auteur devait combler les trous pour finir de remplir son dernier volume. En parallèle, Higumadon devient lui aussi ce qu’il n’a jamais été afin de parachever la fin du monde. Je pense qu’Hideki Arai n’a jamais trop su comment il clôturerait The World is Mine, mais qu’il a cependant dut se résigner à le faire quand le puits de ses idées s’est tari. Alors il a fini l’œuvre comme Mozinor achève ses vidéos quand il ne sait pas les terminer : sur une explosion. Dans ce dernier tome, j’ai surtout vu des agitations stériles et verbeuses advenues pour la seule finalité de faire du remplissage. L’anti-américanisme – même s’il est de bon aloi – n’est là en complément que pour garnir les meubles.

The World is Mine est mort avec Toshiya Misumi. Il était la volonté et Mon-chan les moyens. Or, les moyens sans la volonté agissent inconséquemment et sans objectif clair ou même défini.

Passées les élucubrations de Mon-Chan et de Higumadon, Hoshino, en journaliste avisé, s’accapare judicieusement la focale pour enquêter sur l’origine de Mon-Chan. J’ai pour habitude de dire et répéter que démystifier revient à tuer le mythe, aussi je ne saurais exactement dire si je suis heureux que le passé de Mon-Chan, pour mythique qu’était ce personnage, se devait d’être livré à nos yeux. N’eut-il pas été préférable d’ignorer d’où il venait afin que sa légende n’en soit que plus retentissante ? Je l’ignore ; mais ces chapitres d’enquête journalistique sur son passé sont évidemment narrés encore une fois avec une maîtrise que peu d’auteurs sont à même de faire usage. Pour ce qui est du fond, ce que j’ai vu m’a conforté dans le fait qu’on ne devait jamais démystifier un mythe de peur de le tuer. Mais je crois que le culte de Mon l’avait déjà éliminé bien avant.

Malgré une fin qui se conclut sur un holocauste nucléaire d’envergure mondiale, le discours d'Hayes, alors qu’il tapissait les planches nous rapportant les derniers instants de tous les personnages secondaires du manga, m’aura tout de même ébranlé le cœur. Ce qu’il abandonne dans son discours n’est pas qu’un ramassis de platitudes mielleuses, mais le dernier témoignage de résignation heureuse face à la puissance inexorable d’un désespoir légitime. Un désespoir qui, quand il s’achève, donne lieu à des promesses de lendemains meilleurs où, peut-être, le monde sera nôtre.

Qu’on l’aime ou non, The World is Mine est une œuvre grandiose du fait qu’elle trouve le moyen d’être à part sans chercher à l’être. Si on ne cherche pas à y voir un message – qui de toute manière ne serait pas le bon puisqu’il n’y en a aucun – alors on s’adonne à une lecture qui nous transporte là où nous ne sommes jamais allés. J’ai peut-être opté pour un 9/10 plutôt qu’un 8/10 alors que mon affect prenait le pas sur la raison, mais la raison seulement ne suffit pas pour appréhender un pareil manga. Vous le saurez bien assez tôt.


P.S : Si j'ai publié cette critique un 25 décembre, c'était pour marquer le coup, mais aussi du fait de la thématique. Les événements de The World is Mine, en effet, adviennent durant la période de Noël et du nouvel an. Alors joyeux Noël !


Josselin-B
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le 25 déc. 2022

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Josselin Bigaut

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