Il est étonnant qu'absolument tout le monde parle de 1917 comme d'un seul et unique (faux) plan-séquence alors qu'il en contient en réalité deux.
Vers les deux-tiers du film, le héros perd connaissance : on le voit chuter en bas d'un escalier, de jour, via un panoramique rapide suivi d'une plongée. Noir. On le retrouve quelques secondes plus tard, de nuit, en gros plan, en contre-champ par rapport au plan précédent. Il y a eu changement d'axe et ellipse temporelle, soit une coupe non dissimulée (contrairement à toutes celles qui assemblent habilement le reste des plans du film pour donner l'illusion d'un seul), c'est à dire... un point de montage explicite qui scinde de facto le film en au moins deux plans.
Si je comprends que le studio tienne à axer sa promo sur les multiples prouesses techniques qui ont permis ce tournage hors normes et à vendre 1917 comme l'exploit d'un long métrage qui se présente au regard comme un seul plan ininterrompu, je m'étonne vraiment qu'à ce jour aucun critique, professionnel ou amateur, n'ait corrigé l'argument choc, pourtant contredit par le film lui-même (ça saute aux yeux, plus encore que les "trucs" utilisés pour faire passer deux plans différents en un seul continu) : noir + ellipse + changement d'axe cuté = point de montage, donc DEUX plans !
Correction faite, Sam Mendes (et son chef op Richard Denkins, génie à créditer au moins autant que le réalisateur pour la réussite de ce film) n'en signent pas moins une oeuvre ultra impressionnante venant s'ajouter à la liste de celles qui jalonnent le cinéma en tant qu'étapes fondatrices du renouveau et de la révolution de cet art.
Dans sa forme tout du moins. Car sur le fond, ce n'est jamais qu'une sorte de Il faut sauver le Soldat Ryan bis, et les références et influences sont tellement nombreuses (Kubrick, Iñárritu, Cuarón, Nolan...) qu'elles empêchent une certaine émotion de passer. Dans tout ce jamais vu, il y a tout de même pas mal de déjà vu, en fait.
Parce qu'il est plus profond et "devoirdemémoiresque" de théoriser, l’œil humide et la main sur le cœur, sur ce que 1917 dirait (effectivement) des atrocités et des absurdités de la guerre, on accordera par exemple au film plus d'épaisseur et de grandeur qu'à Gravity, le survival minimaliste de Cuarón. Mais l'ambition est la même de repousser les limites techniques pour proposer un spectacle proprement fascinant (ambition relevée très haut la main des deux côtés) et le schéma narratif est identique : deux personnages que l'on découvre au calme sont brutalement secoués par l'imminence d'un danger spectaculaire, leur binôme fait un moment front commun, traversant laborieusement un espace désert et hostile, avant que l'un des deux ne disparaisse, laissant seule la personne qui devra aller au bout de sa mission vitale, ne ralentissant que le temps d'une "pause bébé".
Au-delà de l'argument déceptif du plan-séquence unique qui en cache deux, on relève pas mal d'incohérences imputables aux contingences du parti-pris formel exceptionnel : pourquoi le héros n'est-il pas blessé alors qu'une balle l'a atteint et projeté dans les escaliers ? comment peut-il découvrir avec surprise le bataillon de dizaines de véhicules et d'hommes qui arrive comme par magie sur une route de campagne située à seulement quelques mètres ? pourquoi à cet instant traverser la maison alors que le plan d'ensemble suivant montre qu'il aurait été plus logique de la longer par l'extérieur ? que vient faire cette chute d'eau que l'on croirait du Niagara en pleine campagne française ?
On notera également une construction très jeu vidéo : caméra embarquée qui tourne à l'envi autour des personnages en faisant fi des obstacles, alternance entre phases d'évolution prudentes, séquences d'action et animatiques permettant de faire un point sur l'avancée du récit - ici les scènes avec les quatre guest stars du casting.
Malgré ces quelques réserves (pointilleuses et techniques, je le concède volontiers) sur une forme par ailleurs admirable d'audace et de maîtrise, et sur un scénario haletant mais un peu froid, 1917 est une réussite épatante.
Le film scotche le spectateur à son siège du début à la fin, offre le résultat presque parfait d'un défi technique fou, délivre quelques moments de bravoure très impressionnants et une sensation d'immersion exceptionnelle (entre le gigantisme des décors, le tournage en lumière naturelle, le travail sur le son et les effets numériques bien dosés, rarement la plongée au cœur d'un champ de bataille aura semblé si organique, palpable) et accouche de quelques plans d'une splendeur à couper le souffle : toute la séquence de nuit, dans le labyrinthe d'une ville en ruines éclairée par les flashs des fusées de détresse, avec en fond ce brasier infernal qui troue l'obscurité comme une apparition surnaturelle, mérite dores et déjà de s'inscrire dans ce que le cinéma aura montré de plus beau.