Le projet pouvait faire sourciller. Une affiche, une intrigue assez proches du Crime de l’Orient Express récemment meurtri par Kenneth Branagh. Même ribambelle d’acteurs tous plus prestigieux les uns que les autres, même récit à tiroirs où les réalités s’emboîtent et se superposent jusqu’à aboutir, à terme, à la résolution. C’était sans compter sur le double savoir-faire du réalisateur Rian Johnson : mener à bien des enchâssements tant temporels que focaux – Looper à l’appui –, construire une galerie de personnages secondaires suffisamment profonds pour intriguer le spectateur – son Jedi le prouvait assez bien.


Car Knives Out est une réussite flamboyante, véritable opéra du mystère qui, du premier plan ralenti sur la demeure saisie dans la brume à l’image de fin, érige un kaléidoscope de scènes qui se réverbèrent les unes dans les autres de sorte à augmenter sans cesse la complexité, à densifier une intrigue qui, à l’instar d’une balle, rebondit encore et encore. Le spectateur, lui, ne perd jamais le fil ; là réside l’une des grandes, très grandes qualités de Johnson. Son montage sec et dynamique favorise des effets d’échos et joue constamment sur la focalisation d’une même scène à partir de différentes prises de vue. La répétition a du comique – la figure de la grand-mère, d’abord élément burlesque, puis peu à peu créature sphinxiale dont nous ne pouvons garantir la véracité –, la répétition a ce sens du pédagogique qui pose un cadre topographique et jette à l’intérieur ses personnages qui, tels des rongeurs soumis à une expérience, s’agitent dans tous les sens. La partition composée par le frère du réalisateur, Nathan Johnson, épouse la vétusté baroque de son cadre et des résidents qui l’occupent : la musique est envahissante et inattendue, elle écrase les scènes pour mieux en démonter les rouages superficiels néanmoins porteurs de spectaculaire. Car Knives Out est un grand spectacle. En ce sens, il affirme son indépendance par rapport aux œuvres d’Agatha Christie et par rapport à leurs adaptations cinématographiques : il s’agit ici de pousser la machine toujours plus loin dans la vitesse, de peindre une famille de prime abord hypocrite se transformer en entité monstrueuse et inhumaine dont la seule motivation est pécuniaire.


Jeu de massacre des plus jubilatoires, le film fait également l’excellent choix de se saisir de notre James Bond 2019 pour le métamorphoser en enquêteur aussi perspicace que bouffon, capable de débusquer des traces là où personne n’en voit, ou de chantonner dans la voiture. Mise en abyme ironique d’une icône qui le définit et de laquelle il aimerait s’affranchir, Daniel Craig crève l’écran. On ne peut pas en dire autant des deux jeunes acteurs respectueusement découverts dans la série 13 Reasons Why et Ça : Katherine Langford et Jaeden Lieberher brillent par leur absence, entrent et sortent comme des ombres dans ce vaste théâtre de la famille de fortune. Pas de quoi ternir une œuvre jouissive et menée de main de maître par un Rian Johnson qui livre ici son meilleur film. Rarement l’énigme aura été si savoureuse.

Fêtons_le_cinéma
9

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le 15 oct. 2019

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