Que cette citation du Comité Invisible ne vous détrompe pas : Woman at War ne se prétend ni manifeste ni traité de théorie politique par le récit. Il paraît en revanche évident qu'il est un appel à l'insubordination et à l'action directe, une fable révolutionnaire dans une perspective résolument écologique et féministe. Ce qui le distingue de beaucoup de film politique, outre le registre comique proche de l'absurde qui n'atténue en rien sa portée subversive, c'est qu'il traite d'une autre modalité d'action que les traditionnelles manifestations, grèves et occupations d'usine. Comme en réponse à l’essoufflement et l'échec de beaucoup de mouvements sociaux depuis trois décennies, dont Stéphane Brizé a récemment fait le constat désespéré dans le film En Guerre, Benedikt Erlingsson propose le sabotage organisé. Loin de prétendre incarner une méthode infaillible et applicable à n'importe quelle situation, il invite plutôt à considérer les spécificités du théâtre d'opération, en l'occurrence l'Islande. La perspective est plus individualiste, mais elle permet aussi de mêler judicieusement vie publique et vie privée, affect politique et affect intime.
La trame narrative proposée n'aurait donc pas pu être imaginés ailleurs qu'en Islande, là est toute l'ingéniosité du récit. Île géographiquement coupée du monde, son économie tient à peu de chose : des sabotages répétés d'une ligne à haute tension suffisent pour empêcher la signature d'un gros contrat commercial avec La Chine, et de ce fait prendre l'industrie d'aluminium islandaise « en otage », comme le font très bien signifier les médias locaux. Ainsi, le cinéaste semble faire renouer la politique avec le mythe de la cité grecque où un seul citoyen, en l'occurrence une citoyenne, peut avoir par son action un impact décisif sur l'ensemble de la société dans laquelle elle vit. Cependant l'ordre social actuel ne tolère aucune initiative individuelle un tant soit peu offensive. L'héroïne, face à un attirail technologique au service du pouvoir, n'a que la nature qui l'environne pour échapper à ses griffes. C'est d'ailleurs en son nom qu'elle enfreint la loi. Elle tire donc parti des atouts du terrain montagneux et désertique de l'Islande, faisant corps avec le lieu qu'elle habite, au détour d'une crevasse, d'un cours d'eau ou d'un cadavre de mouton. Il s'agit en somme d'une résistance naturaliste et locale face à un pouvoir désincarné et mondialisé que représente le cinéaste. Il renforce sa proposition par une esthétique opposant les milieux naturels islandais et son folklore (notamment choral) face à une machinerie étatique laide comme une ligne à haute tension, un journal télévisé, un hélicoptère ou un drone policier, qui est d'ailleurs mis à bas par l'outil primitif par excellence : un simple caillou.
Ces enjeux politiques étaient déjà assez consistants pour faire un film, mais Benedikt Erlingsson a décidé de les charger d'intimisme. La demande d'adoption d'un enfant par l'héroïne est en effet acceptée par les autorités au moment même où elle envisage le dernier acte très risqué de son plan d'action. En plus d'ajouter un suspens salvateur et très bien orchestré dans la dernière partie du film, cet enjeu permet de démontrer que dans l'activité militante il n'y a pas de frontière clairement établie entre l'engagement politique et l'engagement affectif. L'héroïne ne peut donc se résoudre à abandonner l'un pour l'autre, tant ces deux aspirations à une vie meilleure se révèlent indissociables. Cela justifie par ailleurs le manque de clarté du message politique que l'héroïne transmet au peuple islandais : en invoquant un idéal abstrait qui guiderait ses actes, elle rappelle que l'action politique n'est pas qu'affaire de raison et de tempérance, mais aussi d'intuition et de passions inébranlables. Sa conviction que le combat pour une société écologique doit se mener immédiatement et par tous les moyens, même illégaux, permet ainsi de charger de sens et de spiritualité un monde moderne qui en manque cruellement.
Voir ma critique du film En Guerre : https://www.senscritique.com/film/En_guerre/critique/169241904