Chère Julia,
Il ne faudra pas aller chercher très loin les raisons de l'accueil pour le moins glacial réservé à ton Alpha, dès lors qu'il aura été littéralement torpillé par ceux mêmes qui t'ont poussée sur le devant de la scène quatre ans plus tôt.
Car il fallait tout simplement, un jour ou l'autre, que tu passes à la caisse afin de payer ta dette, sur le modèle systématique et assez triste du « on lèche, on lâche, on lynche », cher à la critique pro qui n'en a plus que le nom et à tous ceux qui se vantent de parler cinéma.
Car tu as été portée sans doute trop haut, trop tôt, trop rapidement, sur la base de quelques évanouissements complaisamment rapportés lors d'une séance de festival cannois de ton premier opus, Grave. Puis consacrée dès ton second effort, Titane, d'une palme dont on comprenait en sous-texte, à peine quelques minutes après ton « Merci de laisser entrer les monstres », qu'à bien y réfléchir, tu ne la méritais sans doute pas tant que cela.
Car en France, tu le sais maintenant, rien n'est plus délicieux que de brûler le lendemain ce qu'on célébrait pourtant la veille.
Alpha aurait dû normalement constituer une sorte de confirmation, dès lors qu'il reprend nombre de tes obsessions déjà développées dans Grave et Titane. Le tout, cette fois-ci, dans un arrière-plan qui te semble plus personnel. Soit une peinture de l'atmosphère qui étouffait les années 80. Les années sida, pour sûr, même si tu ne livreras jamais le nom de cette étrange épidémie.
Mais aussi finalement celle des années Le Pen, qui y sont inextricablement imbriquées, si l'on fait l'effort de se souvenir de quelques déclarations chocs du cyclope concernant la maladie. Qui ont contribué à cette angoisse et à cette véritable psychose de la contamination, voire même du simple contact, comme tu le soulignes à plusieurs occasions. Qui ont contribué aussi au rejet et à la quarantaine sociale de ceux qui ont contracté le virus, aux regards de biais ou baissés, horrifiés ou accusateurs.
Cet arrière-plan, que je trouve tout simplement brillant, tu le cultives avec acuité. Tu en captures chaque peur et chaque soubresaut de cette société sidérée, en opposition avec l'énergie que la jeunesse déploie, et que tu portes à l'écran dans toute sa fièvre. Et avec, déjà, cet hôpital au bout du rouleau qui se transforme en mouroir sous l'oeil de ta caméra, dans des prémisses qui feront se rappeler ce qu'a illustré Jean-Christophe Grangé pour sa récente saga Sans Soleil, qui parle elle aussi de ce mal jusqu'ici inconnu que l'on soigne avec difficulté et avec les moyens du bord.
Mais cette maladie est surtout l'occasion, pour toi, de parler à nouveau de cette exploration de la famille qui semble tant te tenir à cœur, via une malédiction qui se transmet et qui se répète. Via un trio qui s'aime, qui s'engueule, qui tente de se sauver et de se préserver l'un l'autre. Dans des manifestations d'un amour tout aussi attachant qu'aliénant. Qui rechigne à laisser partir les fantômes et à s'inscrire sur le chemin du deuil. Avec, en guise de climax émotionnel, une double temporalité qui se rejoint dans une explosion de détresse.
Mais Alpha, au-delà de ce débordement, laisse, de manière assez étrange, comme un sentiment d'apaisement et de chaleur bienveillante. Comme s'il avait laissé soudain pleinement battre son cœur. Chose que Titane et Grave n'avaient, à mon sens, pas totalement réussi à faire.
Et puis, il y a toute cette poésie qui imbibe ton film, qui suscite comme une certaine fascination, à l'image de ces statues de marbres, douces, immuables, comme si Galatée était revenue à son état initial au terme de ces nuits fauves. Faisant de Alpha ton film le moins bizarre. Le moins choquant et le plus sensitif. Pas étonnant finalement que cet accueil soit aussi glacial dès lors que les sentiments semblent être de trop, ou constitueront au choix niaiseries ou maladresses, pour certains constipés à l'horizon étriqué.
Mais sache, Julia, que je dois être l'un des seuls que Alpha n'a pas laissé de marbre, ce qui constitue sans doute pour toi, j'en conviens, une bien maigre consolation.
Bien à toi,
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