Ce vieux rêve qui bouge
7.7
Ce vieux rêve qui bouge

Moyen-métrage de Alain Guiraudie (2001)

Comment capter le délitement du monde ouvrier sans verser dans le pathos doloriste et larmoyant de la pénibilité, de la précarité matérielle et des luttes vaines ? Comment saisir esthétiquement la fin d’une réalité et l’avènement d’une autre, le passage du temps sans tomber dans le piège d’une mélancolie, d’une nostalgie écrasante, trop lourde à filmer ? Avec Ce vieux rêve qui bouge, Alain Guiraudie livrait en 2001 ce qui est, à mon sens, l’un des plus beaux films sur l’extinction d’un certain prolétariat.

Et ça commence déjà par une bonne idée de personnage, une idée géniale de cinéma. Car l’homme qui vient porter le coup fatal à l’usine n’est pas un patron en costume-cravate qui depuis longtemps a quitté les lieux, mais un jeune ouvrier, Jacques, qui débarque le temps d’une semaine pour démonter méthodiquement la dernière machine qui doit être ensuite exportée ailleurs, dans une autre entreprise de sidérurgie. Mais où ? On ne sait pas, mais peu importe au final. Le résultat, c’est que le capitalisme ne perd rien, tant que ça marche.

De la machine parlons-en. Ici, elle n’est pas qu’un support à belles images que l’on filme souvent trop facilement. Leur gigantisme, leur précision, leur rapidité d’exécution… Des gestes de contemplation qui généralement ne vont pas plus loin que ça, comme si la machine fonctionnait toute seule, que l’ouvrier ne servait à rien, sinon à être l’esclave d’un flux productif et aliénant. Dans Ce vieux rêve qui bouge, elle ne produira strictement rien, et pourtant, elle est au centre de tout. On lui tourne autour, on la touche, on l’entend, on la respire. C’est un outil qui nécessite de l’attention, un savoir-faire, ce n’est pas un décor. On ressent clairement à l’image l’assurance des gestes de Jacques qui connaît bien son affaire, expert en montage/démontage, et petite main qui a trouvé dans le démantèlement de sa propre classe une opportunité rémunératrice en adéquation avec son mode de vie. Car oui, Jacques à la bougeotte. S’installer ? Fonder une famille ? Trop peu pour lui. Et à quoi bon ? C’est impossible maintenant de passer sa vie dans une seule et même usine. Ça n’existe plus les ouvriers comme Louis, 50 piges et 30 ans de boîte au compteur, doyen des derniers ouvriers qui égrainent le temps en parties de belote et en apéro.

Dans cet environnement tombé en désuétude et sous un soleil de plomb, la caméra d’Alain Guiraudie prend le temps d’investir les lieux, les cadre, les fige comme pour mieux conserver la mémoire matérielle, tangible, de ces temples du prolétariat déjà hors du temps, hors de l’histoire, éjecté de force de l’époque. À l’image de ces cours de récréation vidées de leurs élèves, il y flotte comme un parfum de vacances. Et ces hommes, ils y pensent aux vacances, à ce qu’ils vont bien pouvoir faire de leur indemnité. Mais au milieu des vannes et de cette sympathique bonhommie, vient surgir une gravité qui laisse présager un avenir qui ne tardera pas à s’assombrir : le chômage, l’alcoolisme, le frigo et les bouches des enfants à remplir… Les rêves de Grand Soir ne sont plus, et la jalousie à l’égard des services publics, qui peuvent encore jouir (en 2001) de la sécurité de l’emploi, et d’avantages certains, pointe le bout de son nez mesquin pour diviser celles et ceux qui chaque jour vendent leur force de travail Cette dernière semaine n’est donc qu’une parenthèse avant de se fracasser de nouveau la tête contre le mur du réel et les emmerdes quotidiennes sur lesquelles il serait trop simpliste, trop convenu de s’attarder.

Parce que l’essentiel réside bien ailleurs, dans cette sensualité des hommes qu’Alain Guiraudie sait capter mieux que personne, dans leur silence, leur maladresse, leur timidité, leur fierté, et leurs désirs enfouis au fond d’eux-mêmes. On pourrait gloser longtemps sur cette histoire d’homosexualité, de cette passion impossible entre Jacques et Donand, le seul et unique cadre restant de l’entreprise qui se retrouvera au chômage comme tous les autres à la fin de la semaine. Une attirance mutuelle qui se concrétisera lors d’une scène d’une incroyable tendresse et pudeur, sans toutefois aller plus loin. Qu’est-ce que cela veut dire ? N’y cherchons pas plus loin, Guiraudie filme simplement la sexualité qu’il connaît et qu’il souhaite montrer, érotisant magnifiquement les physiques les plus communs que nous retrouverons de manière beaucoup plus démonstrative dans l’Inconnu du Lac. Parce qu’une usine, ce n’est pas seulement la monotonie et la souffrance, ce sont aussi des corps qui se frôlent, se regardent et se désirent. Un lieu en somme où il y a de la vie et où il est possible d’y jouir. L’usine, la machine, et les hommes. Rien d’autre que des vieux rêves qui bougent.

cortoulysse
9
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le 3 mars 2024

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