Avec Dossier 137, Dominik Moll poursuit son exploration de la police en France, commencée avec La Nuit du 12. La question des agressions sexuelles a fait place à celle des violences policières. On retrouve un certain nombre d'invariants : une approche naturaliste proche du documentaire, le récit d'une quête de vérité qui devient obsessionnelle, le constat douloureux d'une certaine impuissance à faire triompher la justice.
C'est par le prisme de l'IGPN, la "police des polices", que le cinéaste traite son sujet, traçant le parcours d'une enquêtrice au moment des Gilets Jaunes. Le maintien de l'ordre, voilà un sujet sensible. On se souvient des polémiques créées par le Bac Nord de Cédric Jimenez, qualifié par certains de film fasciste alors qu'il se contentait de montrer le quotidien d'un trio de policiers de la stup' - avec certes quelques maladresses donnant le bâton pour se faire battre. Tout l'enjeu, pour Moll et son scénariste Gilles Marchand, était de proposer une vision équilibrée et féconde. Le pari est en grande partie gagné. En grande partie seulement. Voyons pourquoi.
"CRS SS" ?
Contre la police, la charge est lourde. Une famille de gens ordinaires venue protester contre ses conditions d'existence se retrouve prise, près des Champs Élysees, dans ces fameuses nasses de la police qui furent dénoncées à l'époque. Chants bon enfant lors du trajet en voiture, convoi rigolard sur l'autoroute, arrivée à Paris où la famille en profite pour "faire un peu de tourisme" comme le dira le grand frère. Et puis Guillaume se retrouve isolé avec Rémi. Tous deux auront le malheur de croiser quatre flics de la BRI dans une rue déserte, non loin d'un hôtel de luxe, le Prince de Galles...
C'est la plainte de la mère de Guillaume qui fait atterrir ce dossier numéroté 137 sur le bureau de Stéphanie. Une vidéo permet rapidement d'identifier ce groupe de quatre hommes pourtant cagoulés, dont on reconstitue le parcours à l'aide des caméras de surveillance. On les voit d'abord nier, puis finir par avouer leur présence dans ces lieux, trahis par leurs casques Décathlon : leur chef avait expliqué que ses hommes avaient dû s’équiper en urgence à la fameuse enseigne de sport. Mais il manque une preuve. C'est encore une vidéo qui va permettre de se rendre à l'évidence : deux de ces hommes ont bel et bien tiré en pleine tête sur un garçon qui ne faisait que fuir.
Accablant. Mais il y a pire : la défense utilisée par les deux hommes, confrontés à ces images. Ils n'ont pas pu viser la tête puisque c'est interdit. CQFD. Peut-être le LBD était-il défectueux, ou la munition ?... Quant au coup de pied asséné à leur victime gisant à terre, ce fut un geste pour se protéger d'un mouvement agressif du jeune homme gisant dans son sang. On ne voit pas bien, avec ces vidéos amateur...
On peut comprendre que chacun d'eux tente de s'en sortir, fût-ce au prix d'une défense risible. Mais il y a pire : la solidarité de leurs collègues qui, mettant une pression sur la préfète, mènera à la levée de leur garde à vue, au grand dam de Stéphanie. Un esprit de corps illustré aussi par le personnage de l'ex de Stéphanie, resté au service des "stups" et en couple à présent avec... une syndicaliste, agressive. Le trait est un peu appuyé, d'autant que l'entrevue au bowling s'achève par un magnifique strike exprimant la colère de Stéphanie d'être ainsi prise à partie.
Selon les détracteurs de Stéphanie, son job nuirait à la bonne image de la police. C'est, en réalité, tout le contraire : on montrant qu'elle exclut ses moutons noirs, l'institution regagnerait en crédibilité. On le voit d'ailleurs à la réaction des témoins auxquelles Stéphanie demande de coopérer : la mère de Guillaume, son copain Rémi, la femme de ménage de l'hôtel de luxe. Tous refusent, arguant que c'est inutile puisque les flics fautifs ne sont jamais sanctionnés. Résignés, comme tant de gens le sont aujourd'hui à propos des politiques ou des médias.
Ils ont raison, nous dit le film, car il y a pire encore : l'affaire n'ira pas à son terme au motif qu'il est impossible de déterminer lequel des deux policiers a tiré, tous deux étant côte à côte ! La mère de Guillaume n'en revient pas, nous non plus. Qu'on ne puisse les inculper d'homicide, d'accord puisqu'on ne peut identifier l'auteur, mais qu'ils ne subissent aucune sanction, alors que les fautes professionnelles sont patentes (en plus du tir à la tête, le coup de pied, et tous les mensonges proférés devant l'IGPN) ?
Ce n’est toujours pas tout. Pour enfoncer le clou dans les poignets de la police, Dominik Moll nous offre l'une de ses scènes intenses dont il a le secret : Stéphanie se voit accuser de faute déontologique car elle connaissait la plaignante, ce qui introduit un biais qui serait aisément exploitable par un avocat. La réponse de l'enquêtrice, superbement portée par Léa Drucker, est grinçante : on lui reproche sa pugnacité dans l’élucidation de ce dossier ? être native de la même commune que la plaignante serait un biais, et pas le fait d'être entourée constamment de policiers qui, comme on l'a vu, lui mettent une pression pour se montrer indulgente ?... Surtout, le spectateur se dit qu'aucune charge n'est reconnue contre deux policiers de la BRI qui ont gravement enfreint les procédures alors que Stéphanie se voit menacée d'être sanctionnée au nom de ces mêmes procédures. Il constatera aussi que Rémi est expédié en quelques jours en prison alors que ces deux hommes poursuivent tranquillement leur carrière après avoir amoché à vie un gamin. Confondant.
On croyait la police définitivement crucifiée mais elle boira son procès jusqu'à la lie. Car le cinéaste a choisi de conclure par un témoignage du jeune Guillaume, frontal devant un cadre blanc, dont on constate qu'il est traumatisé à vie. Dominik Moll a expliqué s'être senti obligé de conclure par la victime, largement laissée hors champ durant tout le film. Un choix défendable, mais qui fait pencher plus encore la balance du côté des charges contre l'institution.
Policier, un sacerdoce ?
Car qu'avons-nous en face ?
Pour rappeler la violence des affrontements, des photos nous sont montrées, épousant le rythme de la musique, à un niveau sonore très élevé - une facilité que Dominik Moll eût dû se refuser. Des vidéos d'archive en côtoient d'autres, majoritaires, réalisées pour le film.
Dans leurs témoignages, les policiers auditionnés rappellent l'extrême tension vécue durant ces jours, les collègues blessés, les situations où ils étaient dépassés. La hiérarchie en prend pour son grade, lorsqu'on sait que la plupart des blessures infligées à des manifestants ont été le fait de fonctionnaires non formés au maintien de l'ordre, qu’on voit de surcroît stimulés par des discours guerriers lancés par les chefs. Dépassé par l'ampleur du mouvement, le ministère de l'Intérieur a fait feu de tout bois, avec quelques dommages collatéraux... Résultat, ces gens qui prennent des risques sont envoyés en première ligne et pointés du doigt dès qu'il y a un écart, comme s'en plaint légitimement l'un des protagonistes. Reste à savoir si tirer dans la tête d'un garçon en fuite dans une rue déserte ou s'acharner sur un homme au sol - autre scène montrée par Moll - peut être qualifié de geste compréhensible, sous la pression.
On nous rappelle, enfin, que c'est cette même BRI qui fut portée au pinacle après le 13-ovembre 2015, lorsqu'elle mit hors d'état de nuire des terroristes au Bataclan. Oui, mais elle était formée pour ça, aurait pu répondre Stéphanie. Lutter contre des terroristes, ce n’est pas exactement la même chose qu’encadrer une manifestation populaire... Un peu comme si on demandait à un ophtalmologiste de traiter une douleur dorsale
C'est à peu près tout. Est-ce suffisant pour qualifier le film d'équilibré ? Chacun réagira suivant sa sensibilité, mais on aurait pu imaginer que le film nous fasse partager, d'une façon immersive, ce que vivent les CRS, comme y parvenait Jimenez dans Bac Nord, mais aussi Ladj Ly dans Les Misérables s'agissant d'une brigade confrontée à la haine de tout un quartier. On aurait pu aussi montrer des policiers rendus infirmes par l'exercice de leur fonction, même si l'on en trouvera à coup sûr beaucoup moins que de manifestants estropiés ou éborgnés.
On aurait pu, encore, évoquer la domination de l’idéologie l'extrême droite sur la population policière. Peut-être certains trouveront-ils exagérée l'image de la police donnée ici ? Qu'ils regardent les vidéos issues des caméras piéton de Sainte-Soline, révélées par Mediapart. On y découvre des CRS jubilant de tirer les jeunes écolos comme au ball-trap. Si Moll avait mis cela dans son film, on aurait crié à l'outrance. La réalité, comme on l'a souvent constaté, dépasse la fiction.
Une enquêtrice tiraillée
Léa Drucker succède à Bastien Bouillon dans le rôle, classique, du grand cœur tentant de faire émerger la vérité en dépit des obstacles. Un costume qu'avait déjà endossé l'actrice pour le très décevant Un homme en fuite de Baptiste Debraux. On y voyait une capitaine de gendarmerie revenant enquêter dans son village natal des Ardennes. Ici, ce sera la ville de Saint-Dizier, en passe de devenir un héraut de la France rurale abandonnée puisque Hubert Charuel l'a aussi choisie pour son récent Météores. C'est de là que vient la famille de l’infortuné Guillaume.
Le spectateur sera en mesure de constater que Stéphanie n'est nullement portée à la pugnacité par cette mère - superbement incarnée par Sandra Collombo - qui, par son agressivité, tendrait plutôt à braquer l'enquêtrice. Comme elle le dit à sa cheffe, si tiraillement il y a, il provient plutôt de ses anciens collègues. Surtout quand ceux-ci lui ont donné un fils.
Pour exprimer la position difficile de Stéphanie, le film ouvre sur une première scène où elle interroge un CRS qui a lancé un pavé sur les manifestants. L'homme invoque le stress de ce jour-là. On voit ensuite l'enquêtrice plaider plutôt en faveur du CRS au téléphone avec le procureur. Elle fera de même face à sa mère qui épluche des pommes, et devant son fils qui lui demande pourquoi "personne n'aime la police".
Les personnages tiraillés sont toujours intéressants, en ce qu'ils portent la complexité humaine. Ici, celui de Stéphanie ne l'est pas autant qu'il le pourrait en raison d'un traitement du sujet trop à charge. Dossier 137 porte bien son nom : c'est bien un film dossier. Il édifie plus qu'il ne nourrit la réflexion. Consensuel plutôt que subversif. On retrouve là les forces et faiblesses des films engagés de Ken Loach ou de Robert Guédiguian.
Un cinéma vérité...
Dominik Moll s'est amplement documenté pour rendre crédible son immersion dans l'IGPN. Le film s'avère donc instructif pour qui ignore les arcanes de ce service, objet de tous les fantasmes. On sourit au caractère itératif de la formule, courtoise et ferme à la fois, "nous vous prions et au besoin requérons". Comme dans Bac Nord, les policiers interrogés se montrent agressifs vis-à-vis de l'IGPN, en qualifiant ses enquêteurs de planqués, bien au chaud, et de "fouille merde". On note que Stéphanie, imperturbable, fait sans cesse reformuler ses interlocuteurs, les amenant à se trahir dans leurs propos : le commissaire est tenu de rappeler quelle est la mission de la BRI, ce qui provoque l'agacement de cet homme qui estime qu'il a autre chose à faire et, après la découverte de la vidéo qui les accable, chacun des deux policiers est sommé de dire ce qu'il voit.
Comme dans La nuit du 12, on suit des fonctionnaires croulant sous les dossiers, en manque de moyens (on se souvient de la photocopieuse en panne dans le précédent opus de Moll), mal payés (ce qu'exprime l'anecdote du vol de savon à l'hôtel Prince de Galles après avoir pris connaissance du prix d'une nuitée là-bas) ce qui suggère une porosité à la corruption. Le film montre subtilement comme le code de procédures est une ligne rouge avec laquelle on flirte : au supermarché face à la mère et la sœur de Guillaume, Stéphanie refuse d'en dire plus sur l'avancement de l’enquête au nom du respect du code, mais elle rend visite à la fin à cette même femme, en précisant qu'en principe elle n'a pas le droit d'agir ainsi.
Le film démythifie également l'IGPN, lorsque Stéphanie rappelle à son ex qu'elle aurait préféré "rester aux stup'", qu'elle a choisi ce service en raison d'horaires plus stables lui permettant de s'occuper de leur fils. Lors d'un déjeuner, certains de ses collègues expriment leur envie de migrer vers un autre emploi moins soumis à pression.
...mais versant parfois dans l'académisme
Le parcours de cette courageuse enquêtrice passe par bon nombre de scènes vues et revues, banalisant quelque peu le film. Le scénario, d'abord, est en cause.
Stéphanie est divorcée, elle doit concilier son travail obsédant avec la garde de son fils de 10 ans. Des scènes de vie privée viennent alimenter ce récit-là, assez rebattues, du type « qu'est-ce que je fais à manger ce soir ? » ou « j'ai une démonstration de karaté » côté fils, et « visite aux parents retraités » côté aïeux. Puisque Cédric Jimenez s'est invité comme référence de cette analyse, on notera que, contrairement à ce qu'il avait fait dans La French, il a purgé, avec bonheur, son Novembre de ce type de scène.
Sans doute était-il impossible de les éviter, mais l'analyse de vidéos pour faire avancer l'enquête ne contribue pas à singulariser le film : la chose a maintes fois été montrée au cinéma, par exemple dans Borgo de Stéphanie Demoustier ou dans Aux yeux de tous de Jimenez (encore !). Idem avec l’histoire de a femme de ménage qui refuse de parler, et finalement accepte, grâce à la pugnacité de l'enquêtrice - même si la confiance que lui fait Stéphanie, qui lui permet d'emporter le morceau, est une bonne idée. La Nuit du 12 y recourait aussi, mais d'une façon plus intéressantes : les tours de piste cyclise de Bastien Bouillon étaient aussi intrigantes que chargées de sens.
Enfin, Dominik Moll ne nous fait pas grâce d'un certain nombre de séquences convenues et très peu "cinégéniques" : scènes dans l'habitacle d'une voiture, rencontre dans les rayons d'une grande surface aux couleurs criardes ou conversations en visio. Quant aux plans de drone sur Saint-Dizier, l'effet en est devenu galvaudé tant ils sont aujourd'hui utilisés. Rien de franchement répréhensible dans tout cela : juste un goût de déjà vu. On lui saura gré, en revanche, de n’avoir montré aucun personnage tirant sur une clope, démontrant qu’on peut être crédible sans passer par cette facilité.
* * *
Concluons cette analyse. Dominik Moll relève assez bien son défi : il signe un film crédible, intelligent, porté par une interprétation convaincante. On déplorera une approche un peu déséquilibrée, même si la réalité l'est à l'évidence. Surtout, manque au film de Moll cette part de fantastique, de mystère, qui faisait le sel de Seules les bêtes et de La Nuit du 12. D'où, sans doute, un enthousiasme moins net en sortant de la salle, même si Dominik Moll confirme son statut de valeur sûre du cinéma français.
7,5