On dit parfois qu’un film peut être « coup de poing » mais Himizu est plutôt un uppercut prolongé, suivi d’une étreinte gênante mais bouleversante. Himizu hurle et giffle, comme une démonstration de la violence physique et psychologique que vivent les marginaux dans la société japopnaise. Voilà le genre de cinéma que propose Sion Sono avec cette œuvre sortie en 2011 : une plongée aussi désespérée que vibrante dans l’âme humaine, où l’horreur du monde réel cohabite avec une forme de tendresse maladroite, presque burlesque par moments. L’expérience Sono se vit dans les tripes, dans les oreilles et même dans les yeux puisqu’il les agresse autant qu’il les émerveille. Ce long-métrage participe pleinement au cinéma post-Fukushima puisqu’il a été tourné pendant la catastrophe, Sono ayant changé son scénario pour coller au contexte du tsunami. Il aime le chaos, le prétexte était presque trop beau (ou triste) pour ne pas être pris en compte. Ce film est l’adaptation du manga Himizu de Minoru Furuya et himizu est le nom commun d’une taupe aquatique japonaise, une petite taupe endémique du pays qui vit surtout dans les régions montagneuses et humides. Le titre joue sur le nom de cette taupe discrète en métaphore avec la vie souterraine, cachée et marginale.
Se battre coûte que coûte
Himizu est un film qui secoue. Il demande avec un sourire un peu carnassier : « Alors, prêt à regarder dans le miroir de l’humanité ? ». Sion Sono n’est pas du genre à caresser son spectateur dans le sens du poil et heureusement. Avec son long-métrage, il signe une œuvre sombre, poétique et étrangement revigorante, un peu comme si Dostoïevski avait rencontré un clip punk tourné après le passage d’un typhon. L’une des grandes forces du film, c’est d’aborder frontalement la question de l’avenir. Que faire quand on a seize ans, que l’on vit dans un Japon meurtri par la catastrophe de Fukushima et qu’on n’a aucune envie de sourire dans un drama romantique ? Sono choisit de plonger son héros, Yuichi, dans un quotidien où la survie n’est pas métaphorique mais bien littérale : il entretient une barque pour gagner sa vie tout en subissant la violence d’un père alcoolique et l’indifférence d’une mère fugueuse. Un enfant délaissé, c’est un thème parfois abordé dans le cinéma japonais, comme Kitano avec L'Été de Kikujiro dans un autre genre. Mais au lieu de transformer ce point de départ en mélodrame larmoyant, Sono en fait une matière brute pour questionner l’essence même du désespoir adolescent. Ce qui me frappe, c’est la manière dont Sono injecte de l’énergie vitale dans un contexte pourtant asphyxiant. Là où d’autres cinéastes filment la ruine avec une solennité mortuaire, lui met en scène la rage comme un carburant. On pourrait dire que Himizu est un film qui hurle « Je souffre, donc je suis ! », variation adolescente du cogito cartésien. Yuichi ne cherche pas à donner un sens à sa vie, il tente d’abord d’empêcher qu’elle ne s’effondre totalement. Cette obstination, paradoxalement, devient déjà une forme de sens. L’un des personnages les plus fascinants reste Keiko, camarade de classe dont l’optimisme maladif (et parfois franchement inquiétant) agit comme un contrepoint comique et lumineux. Elle construit un abri anti-catastrophe décoré comme une maison de poupée, insiste pour « sauver » Yuichi de lui-même et transforme chaque réplique en pied de nez à la tragédie ambiante. Elle est la preuve que dans l’univers de Sono, l’humour n’est jamais totalement absent, même au cœur du chaos.
Post-Fukushima
Le film est traversé par une esthétique quasi-apocalyptique : ruines, terrains vagues et nuits sans fin. Pourtant, chaque plan est composé avec une précision picturale. Les courses effrénées de Yuichi à travers ces paysages dévastés ne sont pas que de simples décharges d’énergie, elles deviennent des actes de résistance. On pense aux héros de Dostoïevski, encore lui, qui s’agitent désespérément pour trouver une dignité dans la douleur. Yuichi ressemble à un Raskolnikov moderne, sauf qu’au lieu de théoriser sur le meurtre, il se débat pour ne pas être englouti par la fatalité sociale. Là où Sono brille particulièrement, c’est dans la manière dont il tisse un discours sur la culpabilité collective. Les ruines de Fukushima ne sont jamais filmées comme un simple décor, elles incarnent une blessure nationale, mais aussi la faillite des adultes, de l’État et de la société tout entière avec au milieu des adolescents contraints d’endosser une maturité qui n’a rien de romantique. C’est là que le film devient universel : il ne s’agit pas seulement du Japon post-tsunami, mais de toutes les générations qu’on abandonne en leur disant « débrouillez-vous ». Un autre aspect remarquable est le rôle des personnages secondaires, marginaux errants qui gravitent autour de Yuichi. Ce microcosme de laissés-pour-compte forme une sorte de chœur antique décalé, drôle et pathétique. Chacun tente, maladroitement, de tendre la main à Yuichi, comme pour lui rappeler qu’il existe encore une communauté humaine. Le paradoxe est beau : ce sont les plus démunis qui incarnent les ultimes fragments d’humanité. Malgré l’absurdité et l’écrasement du destin, il reste possible de se lever chaque matin et de pousser son rocher. Sono filme exactement cela : des personnages qui échouent mais qui recommencent et qui trouvent dans l’acte même de résister une forme de grandeur.
Art chaotique
Si Himizu fascine autant, c’est qu’il parvient à mêler lyrisme et brutalité et à juxtaposer des éclats de poésie avec des coups de poing visuels dans un montage fou. Le spectateur passe sans prévenir de l’émotion la plus sombre à un éclat de rire nerveux. Sono joue avec les contrastes comme un musicien expérimental : le bruit et la fureur d’un côté, des silences contemplatifs de l’autre. Ce dosage surprenant maintient constamment l’attention. Il y a aussi cette idée profondément stimulante : malgré la noirceur et la violence, Himizu est un film sur la possibilité de rester debout. Sono ne propose pas de fin heureuse sirupeuse, mais une énergie farouche, presque animale, qui dit : « La vie est là, et même si elle est une galère sans fin, il faut continuer à ramer ». Une leçon de survie en forme de coup de poing cinématographique. La mise en scène ne se contente pas de raconter : elle hurle, elle suffoque et elle implore. Chaque plan semble conçu pour traduire une émotion brute, sans filtre. La caméra s’attarde sur les visages comme sur des paysages de guerre intérieure : les gros plans déforment, grattent et arrachent presque l’intimité des personnages. À l’inverse, certains plans larges, où la nature se fait témoin muet de la détresse humaine, offrent une respiration paradoxale, comme si Sono voulait rappeler que la terre continue de tourner, indifférente aux drames qui l’habitent. On voit ce chaos organisé : les mouvements de caméra rapides, les zooms soudains et les cadrages instables qui rappellent parfois l’urgence du cinéma de la Nouvelle Vague japonaise (on pense aux expérimentations de Nagisa Ōshima dans Le Petit Garçon ou Une ville d’amour et d’espoir). Ce déséquilibre permanent n’est pas gratuit : il traduit parfaitement l’état d’esprit des protagonistes, coincés entre apathie et fureur. Comme chez Godard ou Cassavetes, la caméra semble parfois hésiter entre observer et participer, comme si elle se laissait contaminer par la détresse qu’elle enregistre.
Poésie sanglante
Ce n’est pas pour autant une œuvre de pure brutalité visuelle. Sono, grand alchimiste de l’excès, parsème son film de respirations poétiques inattendues. Par exemple, les séquences nocturnes au bord du lac où les reflets de l’eau transforment le désespoir en une sorte de tableau mouvant, presque impressionniste. La photographie y joue un rôle crucial : contrastes marqués, lumières crues qui sculptent les visages, puis soudains dégradés de couleurs douces qui surprennent au milieu du marasme. On sent là une influence du cinéma européen, peut-être Tarkovski pour la dimension méditative ou Béla Tarr pour cette manière de faire durer le plan jusqu’à ce qu’il devienne une expérience sensorielle. La photographie sait aussi capter l’après-catastrophe. Rappelons que Himizu a été tourné et réécrit dans l’urgence au lendemain du séisme et du tsunami de 2011. Les ruines, les débris et les terrains vagues filmés ne sont pas des décors factices, ils sont le réel. Ce réel brut confère au film une puissance quasi-documentaire. Les personnages évoluent dans un monde déjà détruit et la caméra se charge d’enregistrer cette fracture historique. On pense aux images de L’Humanité de Bruno Dumont ou à certaines visions post-apocalyptiques de Kiyoshi Kurosawa mais ici la catastrophe n’est pas une fiction : elle est encore chaude et fumante. Sono a toujours eu le goût de l’excès théâtral (comme dans Love Exposure ou Why Don’t You Play in Hell?) mais dans Himizu, cet excès prend un visage plus nuancé. Certes, les cris déchirants, les courses folles et les monologues désespérés sont présents, mais ils se frottent à une sobriété nouvelle. Le contraste entre les explosions émotionnelles et les moments d’immobilité glaçante crée un rythme hypnotique. À titre d’exemple, la séquence où le personnage principal s’effondre en répétant mécaniquement son désir d’« être normal » est filmée sans artifices, presque fixe et en devient d’autant plus captivante. Derrière cette esthétique, il y a bien sûr une réflexion sur le Japon contemporain, sur la jeunesse sacrifiée et le poids d’un héritage social et familial impossible à porter. On retrouve là des échos au Nobody Knows de Hirokazu Kore-eda. Mais là où Kore-eda choisit la délicatesse et le silence, Sono embrasse la fureur et le cri. On pourrait dire que Himizu est la version punk d’un film de Kore-eda : moins de contemplation et plus de baffes.
Espérer à tout prix
Un autre point remarquable est la direction d’acteurs. Shōta Sometani en Yuichi et Fumi Nikaidō en Keiko incarnent la douleur adolescente avec une sacrée intensité. Leur jeu, oscillant entre maladresse touchante et rage destructrice, est amplifié par la caméra de Sono qui ne les épargne jamais. Pas de glamour, ni de filtre : juste la sueur, les larmes et la boue. Sometani parvient à faire de chaque silence une tempête intérieure. Son regard sombre et lourd, qui pourrait intimider un psychiatre chevronné, est un terrain de jeu pour le spectateur : on se surprend à chercher dans ses sourcils froncés le moindre signe d’espoir. Nikaidō équilibre cette gravité par une intensité plus vive, un peu volcanique. Lorsqu’elle lance ses tirades pleines de détermination maladroite, on oscille entre rire nerveux et admiration, exactement ce qu’il faut pour éviter le pathos pur et simple. Leur duo fonctionne comme une batterie : charge et décharge, tension et éclat. N’oublions pas l’humour. Sono sait insérer, au milieu du désespoir le plus profond, des éclats absurdes, presque burlesques. Ces respirations incongrues ne désamorcent pas la tension, mais rappellent que la vie est faite de contradictions. Comme si Chaplin s’était invité sur un champ de ruines, un parapluie sous le bras, histoire de rappeler qu’on peut toujours trébucher de façon comique au milieu de la tragédie. Himizu est un cri de rage devenu poème pictural. Sa photographie rugueuse, sa mise en scène vibrante et ses acteurs habités en font une belle expérience percutante. La musique joue un rôle discret mais chirurgical. Une ligne de piano fragile suffit à nous rappeler qu’on marche sur des ruines émotionnelles. Quand les cordes apparaissent, c’est pour frapper là où ça fait mal, comme dans ces scènes où Yuichi erre dans un paysage dévasté, chaque note résonnant comme un souffle coincé dans la gorge. Sono a l’audace de faire surgir Schubert au détour d’une scène avec Ave Maria en contrepoint d’une violence brute. Ce contraste est si déstabilisant qu’on ne sait plus si on doit pleurer, sourire ou commander un café pour digérer le choc. Quant au travail sonore, il mérite un coup de projecteur : les silences sont lourds comme des enclumes, les bruits de pas sur la boue deviennent presque une partition et le fracas des coups résonne plus fort que n’importe quelle bande-son saturée. On sort de la projection avec l’impression que chaque son a été ciselé pour gratter nos nerfs, comme si Sono s’était amusé à mixer le film avec un scalpel.
Conclusion
Himizu est un film qui ne laisse pas indemne. Il prouve que le cinéma peut encore être un art dangereux, vital et nécessaire. Sono ose mêler désespoir et tendresse, noirceur et humour, chaos et beauté. Il nous rappelle, à travers ses images écorchées, qu’il y a toujours quelque chose à sauver, ne serait-ce que le fait de continuer à marcher, à respirer et à regarder. Combien de réalisateurs acceptent de se mettre à dos ceux qui veulent du confort pour offrir à la place une œuvre rugueuse, parfois insoutenable, mais emphatique ? Sion Sono fait partie de ces quelques cinéastes qui croient encore au pouvoir du choc avec sa volonté de mettre en scène les désœuvrés et les marginaux. Himizu, c’est un peu comme avaler un shot d’adrénaline assaisonné de philosophie existentielle. Sono alerte sur le devenir du Japon, bien que lui-même ne soit pas humainement loin de tout reproche. C’est un homme en colère. Il ne souhaite pas que son pays succombe à la panique et soit récupéré par des esprits opportunistes et malveillants. C’est ce qui s’était passé il y a 80 ans. Bien que le Japon n’a absolument plus rien à voir en 2025, comme en France, comme partout ailleurs, il faut résister.