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Joe, c'est aussi l'Amérique est un film culte aux États-Unis, ayant eu un succès important, un phénomène quasi de la pop culture, précurseur du vigilante movie. En effet, ce genre, qui marquera durablement les années 1970, est le produit de son époque : celui du mouvement nixonien répondant au mouvement de contre-culture qui s'était durement établi dans les années 60 à travers la société américaine, puis dans le cinéma du Nouvel Hollywood. Nixon était le chantre de la majorité silencieuse, celle qui n'avait pas le droit à la parole contre tous les mouvements pacifiques, militants et progressistes qui portaient haut leurs revendications. Le personnage de Joe incarne totalement ça, l'idée du républicain populaire. C'est un blue collar, ayant raté des occasions, désœuvré et un laissé-pour-compte de la société américaine.

D'ailleurs, par ces traits, on pense au personnage de Rocky, comme si Joe avait déteint sur le boxeur, car certes, c'est la création de Stallone, mais Avildsen avait modifié quelques traits du scénario de ce dernier. Mais contrairement à Rocky, qui va s'en sortir en devenant le héros du peuple, Joe est un frustré, avec un visage à la fois naïf et dangereux, rustre et bedonnant. On est dégoûté au début du film par ce personnage qui crache toute sa haine lorsqu'il est saoul. Mais Avildsen ne juge pas son personnage, il montre qu'il a ses propres raisons pour être comme il est, tout en exposant son petit quotidien qui ne paie pas de mine. C'est pourquoi le cinéaste évite la charge pamphlétaire, surtout qu’à cela se rajoute le personnage de Bill, un white collar, ayant réussi dans la vie, richissime publicitaire qui travaille dans les hautes tours de Manhattan. Lui représente la partie bourgeoise républicaine. Ainsi, le film raconte cette alliance improbable et singulière entre la classe ouvrière américaine et l'élite de celle-ci. À eux deux, ils sont le socle de l'électorat nixonien.

Le film raconte alors le rapport dialectique entre Joe et Bill, après que ce dernier a tué accidentellement le drogué qui influençait négativement sa fille. Il travaille cette dialectique de deux Américains que tout oppose pour progressivement les faire unir dans quelque chose qui les assimile. Ces derniers se rapprochent par le fait qu’eux deux ont un dialogue compliqué avec leurs enfants, influencés par la contre-culture. Eux deux sont également dans un système de travail qui n’est pas épanouissant. Il y a donc une conversation possible entre les deux parties, mais qui se construit dans la violence. En effet, l'œuvre ne rentre pas au début dans le registre du vigilante movie, car Bill se retrouve dans une situation délicate par accident, car il n’a pas voulu tuer à l’origine.

C’est à partir du moment où il rencontre Joe que le film rentre dans le genre, car Bill se voit absorbé et entraîné par Joe et ses fantasmes de puissance pathologique, qui représente à lui la part refoulée de l’électorat nixonien. Le cinéaste met en avant la culture de société de consommation dont il est le fruit, ayant construit son imaginaire à partir du western, matrice du vigilante movie, lui-même version déformée de l’idéologie de la frontière propre au western. Joe est un anti-héros de la contre-culture qui se pense être un héros américain empêché et donc impuissant. Il a la parole, mais il ne passe jamais à l’acte, tout le contraire du héros américain.

Ainsi, il peut faire penser en amont à Travis Bickle dans Taxi Driver, dans lequel on retrouve cette même pathologie délirante sur la corruption new-yorkaise, altérant sa propre psyché sur son environnement, mais aussi à Hardcore de Paul Schrader, où le héros va chercher sa fille dans la jungle décadente de Los Angeles. Encore une fois, le western est présent dans l’inconscient, car tous ces films reprennent le schéma de La Prisonnière du désert, avec cet Américain pur jus qui doit s’aventurer en territoire indien pour retrouver une fille kidnappée, questionnant son rapport à l’altérité et la frontière.

C’est pourquoi Joe est aussi le précurseur de toute cette ambiguïté morale et de cette zone grise dans laquelle se trouve le vigilante movie. Car il y a un portrait au fond critique des personnages républicains, mais tout autant des hippies, qui sont des toxicomanes jouisseurs, voleurs, méprisables et sans altruisme. Chacun est finalement victime du système, entremêlant leur perception du réel et du fantasme, et oubliant même leurs propres tâches. Par exemple, le duo fait une descente fantasmatique dans l'enfer de Greenwich Village et s’entrelacent avec ceux qu’ils détestent pourtant, avant de revenir à leur propre réalité déformée. La fin à la fois tragique et absurde vire au massacre.

Massacre qu’Avildsen filme avec une distance froide et dans lequel Bill se met à tuer sa propre fille de dos, sans le vouloir (image montrée à la dernière seconde du dernier plan), comme s'il était possédé par les obsessions de Joe. De ce fait, le film est une satire cruelle sur l’exaspération et le désarroi, à tort et à raison, des conservateurs face à un nouveau mode de vie appréhendé comme une philosophie, et jetant la jeunesse dans une marginalité souvent glauque, mais qui se voit punie lorsqu’elle sombre dans la pulsion de la violence et de sa jouissance éphémère. Enfin, Joe est un formidable document sur le cloaque catastrophique et pourri que devenait New York, chose qui sera sans cesse filmée dans la décennie à venir.

SimBoth
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le 11 juil. 2025

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