L'Étranger
6.5
L'Étranger

Film de François Ozon (2025)

François Ozon relève le pari risqué d’adapter L’Étranger de Camus en préservant l’énigme de Meursault tout en actualisant le récit. Entre lumière écrasante, sensualité brute et dénonciation subtile du colonialisme, le film conjugue fidélité et réinvention. Servi par l’interprétation habitée de Benjamin Voisin, il s’impose comme l’une des œuvres les plus abouties du cinéaste.


La délicate question de l’adaptation

L’adaptation littéraire est, on le sait, un exercice à haut risque. La version cinématographique, souvent, déçoit, et ce d’autant plus que l’œuvre adaptée est littéraire. A haut risque, mais nullement impossible : Chantal Akerman a réussi avec Proust (La Captive), Bresson avec Bernanos (Mouchette, Journal d’un curé de campagne), Orson Welles avec Shakespeare (Falstaff, Othello…). Liste non exhaustive. Avec Camus, Ozon rejoint le cercle restreint des gageures amplement tenues.

Comment traduire cinématographiquement la célèbre langue « blanche » du roman ? Cette prose dénuée d’artifice, traduisant si bien l’intériorité de Meursault ?

D’abord, en évitant le piège des citations littérales : Ozon se limite à deux passages, celui du meurtre et celui qui conclut le roman, osant même faire l’impasse sur le célèbre « Aujourd’hui, maman est morte » qui avait, de surcroît, l’inconvénient de focaliser sur le personnage de la mère.

Ensuite, en assumant un regard extérieur : Ozon ne cherche pas à traduire visuellement le flux de pensées de son personnage principal, il nous en montre la façade, par la façon dont il réagit à ce qui lui arrive. La force du roman c’est cette énigme de l’intériorité de Meursault lancée à la face du monde. Ozon conserve intact ce mystère, se contentant, si l’on peut dire, de nous le donner à contempler. Ce mystère est un scandale pour la société : comme le Bartleby de Melville qui « préfèrerait ne pas », Meursault est à éliminer parce que trop subversif. On n’est pas surpris qu’il s’intéresse au fait divers découvert sur un article de journal caché sous la paillasse de sa cellule, l’histoire d’un Tchèque, revenu riche parmi les siens, assassiné par sa propre famille qui ne l’a pas reconnu. Elle évoque la tragédie d’Œdipe, symbole d’une énigme qui fait écho à notre meurtrier.

Meursault, l’homme-éponge

Meursault est d’abord un observateur distancié. Rien ne l’implique : ni le bon (les saillies d’un Fernandel au cinéma, l’idée d’épouser Marie, la perspective d’une carrière à Paris) ni le mauvais (sa mère meurt, un chien est maltraité, une Arabe est battue). Il se contente d’enregistrer des sensations. Il déclare ainsi à Marie en substance qu’« un homme qui n’aurait vécu qu’une seule journée ne s’ennuierait pas pendant cent ans en prison » tant il pourrait s’employer à se souvenir des mille détails contenus dans cette journée. Meursault fonctionne comme une éponge, absorbant le milieu dans lequel il évolue.

Une scène magnifique évoque cette prégnance du milieu ambiant : celle du parloir. Marie est venue, en effet, lui rendre visite. C’est une salle commune, ce qui fait que chacun crie à son interlocuteur, distant de deux grilles et d’un mètre, ce qu’il a à dire. L’un des échanges, à côté de Marie, se conclut par un « au revoir maman » qui fait écho au récent deuil du héros. Meursault se nourrit de tout cela mais n’a aucune préférence : il faut bien mourir un jour, quelle différence maintenant ou plus tard ?

Une dénonciation subtile du colonialisme

Dépourvu d’ambition – comme le lui reproche son patron – et même de volonté – puisque tout lui est égal -, le jeune homme est agi par la société plus qu’il n’exerce son libre-arbitre. Si, pour Sartre, la liberté c’est l’engagement, Meursault en est le contre-exemple absolu. Le meurtre de l’Arabe peut ainsi être vu comme le passage à l’acte d’une société coloniale qui maltraite l’autochtone. C’est en ce sens qu’on a pu parler de « meurtre d’atmosphère ». Ozon exprime avec juste ce qu’il faut d’insistance ce sous-texte latent : c’est un panneau « interdit aux indigènes » à l’entrée d’un cinéma, un passant auquel on refuse la terrasse d’un café, une prison où Meursault est le seul Blanc, le discours de l’avocat expliquant qu’il ne sera pas condamné pour avoir tué un Arabe. Et, bien sûr, la figure de Raymond Sintès, incarné par Pierre Lottin : ce proxénète qui exploite une femme tout en s’autorisant à la battre n’est-il pas à lui seul une métaphore du colonialisme ? Le colonialisme déshumanise l’indigène, ouvrant la porte à la violence, comme le font les nazis avec les Juifs, les Tziganes et les infirmes puisque nous sommes en 1942.

Le voisin, joué par Denis Lavant, est une figure inversée de Meursault : le couple amour-haine à son paroxysme, tranchant sur l’impassibilité du jeune homme. Le vieux maltraite son chien mais est désespéré le jour où celui-ci disparaît. On pourra voir, là aussi, dans son histoire, une allégorie du colon face au colonisé : les différentes séquences de violence à l’égard des Arabes font pièce à la scène d’ouverture vantant les charmes de l’orient.

On le sait, Camus n’a pas écrit un roman dénonçant le colonialisme, ne serait-ce que parce qu’il était favorable à l’Algérie française. Ozon prend ici ses distances avec le roman, en faisant une place aux Arabes. Ainsi le film débute-t-il par l’affirmation de Meursault « j’ai tué un Arabe ». Effet du Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud ? Possible. Une actualisation, en tout cas, du roman, l’effacement de la victime interpellant aujourd’hui bien plus qu’à l’époque.

Les femmes, aussi, ont un rôle plus actif aujourd’hui. Le cinéaste donne en particulier du poids au personnage de Djemila, la sœur de Moussa, qu’on avait découverte subissant les coups de Sintès. Elle se retrouve dans la salle d’audience à l’issue du procès, face à Marie. Une façon d’exprimer la sororité née de leur deuil, l’un présent l’autre à venir. Mieux, Ozon conclut son film sur Djemila venue se recueillir sur la sépulture de son frère face à la mer. Dans le dialogue avec Kamel Daoud pour le Nouvel Obs, le réalisateur déclare : « Vous dites que Meursault est une métaphysique, pour moi il est une abstraction… même s’il a tué un homme, il ne faut pas l’oublier ». Le roman, par la fascination qu’il exerce, peut avoir tendance, en effet, à magnifier l’assassin, comme le fait la très éprise Marie. Par cette conclusion, Ozon nous met en garde contre un certain romantisme de la figure du criminel.

Meursault, celui qui ne ment pas

Meursault est l’homme qui, comme le Misanthrope de Molière, fait toujours primer la vérité sur les conventions sociales. Au point de déclarer à son procès que ce qu’il ressent à l’évocation de son meurtre est « de l’ennui », propos inhumain pour la salle d’audience. Au point de ne jamais réagir comme attendu : il reste assis à la messe sans s’apercevoir que tout le monde s’est levé, refuse de voir une dernière fois le visage de sa mère morte parce que « ça ne sert à rien ». De même, il refuse de donner du « mon père » à l’aumônier et se trouve perplexe devant la tactique de l’avocat consistant à se mettre à la place de son client pour susciter l’empathie des jurés.

Cette absence de concession au jeu social est ce qui fascine Marie, la jeune femme ayant toutefois conscience que c’est peut-être aussi ce qui pourrait provoquer sa répulsion. Meursault est, comme le soleil, un astre à deux visages.

Le soleil, l’autre héros du film

L’astre est le véritable « partenaire » de notre anti-héros. Le choix du noir et blanc est particulièrement pertinent en ce qu’il permet, comme l’explique le cinéaste dans le Nouvel Obs, de « pousser les blancs très fort et les hautes lumières ». Le soleil peut s’avérer meurtrier, lorsqu’il fait basculer Meursault face à Moussa, ou rédempteur, lorsqu’il donne accès au prisonnier à une plénitude jamais atteinte. Le noir et blanc permet aussi de développer une vision manichéenne, bien contre mal incarnés par le clair et l’obscur, comme dans le film noir. Ozon les traite de façon tranchée. L’obscur est, logiquement, plus rare mais souvent splendide : mentionnons, par exemple, la cellule aux allures de cage où Meursault est enfermé, autour duquel les matons circulent comme des ombres.

Au-delà des scènes fortes mettant en exergue le soleil, le film en donne à voir des substituts : une ampoule dans un plan en plongée alors que Meursault veille sa mère, un réverbère dans le plan suivant, ou encore un halo dans le cachot. On pourra voir aussi le disque flottant sur l’eau qui accueille Marie et Meursault lors de leur baignade comme une figure astrale.

Face à la foi, une pure sensualité

Dans la grande scène de confrontation à l’aumônier, ce sont deux trouées lumineuses au fond du cachot qui viennent renforcer son intensité : deux conceptions, en effet, s’affrontent. L’aumônier porte la vision consolatrice de la transcendance, celle d’un engagement dans l’espoir. Meursault lui oppose une stricte immanence, au nom de la lucidité. Ce duel verbal peut évoquer le fameux passage du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov de Dostoïevski, où le Christ, revenu sur Terre, est confronté à un représentant du clergé : le Christ ne dit pas un mot, se contentant d’embrasser le prélat sur la bouche. Un geste mystérieux auquel on pense lorsque l’aumônier demande au prisonnier la permission de l’embrasser. Le Christ, c’est ici Meursault, dont la barbe et les cheveux longs renvoient directement à l’imagerie populaire. Le mont sur lequel est dressée la guillotine, imaginé en rêve par le prisonnier, n’a-t-il pas des allures de Golgotha ? Meursault ne lance-t-il pas « pour que tout soit consommé… » ?… L’identification était voulue par Camus puisque cette phrase figure dans le roman. Un Christ à l’envers, puisque c’est ici Meursault qui refuse le baiser, mais un Christ tout de même dans son exigence de dire le vrai et dans le rejet qu’il suscite : ces « cris de haine » qui concluent le roman.

Répulsion, donc, à l’idée que l’aumônier l’étreigne. Car Meursault, pour décalé et distant qu’il soit, n’est pas un être désincarné, bien au contraire : seule la sensualité lui donne accès au monde. On le voit ainsi faire l’amour, se délecter du contact du sable ou de l’eau de mer, savourer de bons vins, et le véritable mobile de son geste meurtrier est le soleil, la sensation qu’il produisit sur lui, que parvient parfaitement à rendre Ozon dans la scène-phare du film. Dans sa cellule, il a gravé le corps de Marie sur le mur, qu’il caresse longuement. Lors d’une visite de son amoureuse, il abjurera celle-ci de l’oublier s’il venait à être exécuté : la séparation physique implique l’anéantissement de la personne. Cette pure sensualité s’oppose à la sentimentalité portée par Marie.

Un Meursault idéal

On sait que Visconti, qui finit par choisir Mastroianni pour incarner le héros du roman de Camus, avait d’abord envisagé Alain Delon. Une très bonne idée, tant l’acteur excellait dans l’impassibilité. Benjamin Voisin, rendu célèbre par son rôle dans une autre adaptation, celle des Illusions perdues de Balzac par Xavier Giannolli, fait merveille. Il incarne sans caricature l’énigme du personnage, trouve la distance parfaite pour le rendre tour à tour estimable, effrayant ou tout simplement « normal ». En un mot, ambigu. Face à lui, Rebecca Marder apparaît comme un mélange troublant de plusieurs actrices : Nicole Garcia par sa diction et son regard, Juliette Binoche dans la scène du parloir, Marina Vacth qu’Ozon révéla dans Jeune et jolie, et même… Maria Casarès dans sa première apparition – l’actrice qui fut en couple avec Camus. Voulue ou non, cette ambivalence joue sur elle comme le chatoiement du soleil, servant le propos.

Autour, un Denis Lavant qui denislavantise et un Pierre Lottin qui pierrelottinise : le premier dans un rôle de vieux fou rugueux, le second dans celui du prolo de service. On sait que le cinéma français à tendance à assigner les acteurs au type de rôle qui les a fait émerger. Rien à dire, toutefois, sur leur composition tout à fait convaincante. Swann Arlaud, lui aussi employé par Ozon dans Grâce à Dieu en tant que victime du clergé catholique, endosse très bien ce rôle incarnant le versant opposé. Saluons enfin la présence de Christophe Malavoy en procureur, un acteur oublié par le cinéma français qu’on a plaisir à retrouver.

* * *

Concluons : d’un projet explosif, François Ozon tire ce qui est peut-être son meilleur film. Ce cinéaste inégal – mais comment ne le serait-on pas lorsqu’on sort près d’un film par an ? – prouve qu’il peut tutoyer les sommets lorsqu’un astre bienfaisant vient irradier son inspiration.

Jduvi
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