En 2017, Edgar Wright ressent le besoin de se tourner vers un projet plus léger après le succès retentissant de Baby Driver. Le film, salué pour son énergie, son style visuel extrêmement précis et sa conception musicale millimétrée, lui a demandé une charge de travail titanesque, entre la préparation des séquences de poursuite, la direction des acteurs et la mise au point de la bande-son synchronisée. Éprouvé mais galvanisé par l’accueil critique et public, Wright aspire alors à s’éloigner temporairement des productions très techniques pour se consacrer à une œuvre plus personnelle, moins dictée par la virtuosité formelle et davantage portée par une atmosphère et un univers qu’il chérit depuis longtemps.
C’est dans cet état d’esprit que Edgar Wright commence à collaborer avec la scénariste Krysty Wilson-Cairns. Ensemble, ils se lancent dans l’écriture d’un projet que le réalisateur mûrit depuis de nombreuses années. Wright souhaite explorer le Londres des années 60, une époque qui le fascine profondément. Même s’il ne l’a pas connue directement, il en nourrit une nostalgie presque romantique, façonnée par les films, la musique et l’imaginaire pop de la période. Cette Londres mythifiée, teintée d’élégance, de créativité et de mystère, devient le cœur de leur récit, une manière pour Wright de rendre hommage à une ville qui a toujours nourri sa cinéphilie tout en dévoilant la face plus sombre qui se cachait derrière son éclat.
En 2021, Last Night in Soho finit par sortir dans les salles de cinéma, après plusieurs reports dus à la pandémie de COVID-19 qui a fortement perturbé l’industrie du film.
Edgar Wright nous immerge d’abord dans son Londres, celui qu’il observe, qu’il fantasme et qu’il reconstruit par le cinéma avant d’y plonger son héroïne, Ellie. À travers son regard naïf mais profondément sensible, nous découvrons un Londres contemporain à la fois vibrant et oppressant. Puis, grâce au personnage de Sandie, Ellie bascule dans le Londres des années 60, celui qui fait rêver Wright depuis toujours. La transition est si naturelle et si envoûtante que le spectateur y croit instantanément. Cette crédibilité vient du fait que Wright lui-même y croit dur comme fer : son amour pour cette époque transparaît dans chaque plan, dans chaque choix esthétique, à tel point que son fantasme devient aussi le nôtre.
La splendeur visuelle du film joue un rôle essentiel dans cette immersion. Les décors, fastueux ou étouffants selon les scènes, sont soigneusement composés pour évoquer l’effervescence artistique du Swinging London, mais aussi son envers plus sombre. Les costumes, somptueux, participent eux aussi à ce charme rétro qui capte immédiatement l’attention. Quant aux lumières et à la photographie, elles sont tout simplement superbes : néons rouges, bleus électriques, jeux d’ombres sophistiqués… Wright et son chef opérateur signent un véritable spectacle visuel. Tout est pensé pour séduire l’œil, mais aussi pour construire un climat sensoriel intense. On se laisse porter, happé, comme Ellie elle-même.
Mais derrière cette beauté scintillante, Wright s’attache à déconstruire progressivement son propre fantasme. À travers le parallèle entre Ellie et Sandie, il montre comment un rêve peut se fissurer lorsqu’on en explore les zones d’ombre. Le Londres des années 60, si glamour dans les premiers instants, se révèle être un endroit impitoyable, dangereux, où les ambitions s’érodent et où les regards se transforment en menaces. Wright semble ainsi se confronter à lui-même : il doit accepter que cette époque qu’il adore possède un double visage. Il s’applique donc à nous le révéler, sans détour, même lorsque cela implique de montrer les aspects les plus sordides, les plus tragiques, voire les plus effrayants.
Thomasin McKenzie et Anya Taylor-Joy portent cette magnifique dualité entre les deux protagonistes. McKenzie, en particulier, surprend par sa sensibilité et sa fragilité maîtrisée : elle incarne Ellie avec une justesse bouleversante, passant du rêve émerveillé à l’angoisse viscérale avec une fluidité désarmante. Taylor-Joy, déjà reconnue pour la puissance de son jeu, offre une Sandie charismatique, magnétique, puis progressivement hantée. Les deux actrices forment un duo miroir fascinant, qui rend leurs personnages immédiatement attachants et crédibles. Elles sont littéralement le cœur battant du film.
Diana Rigg, dans l’un de ses derniers rôles, apporte une présence inoubliable. Son personnage, d’abord discret, gagne en intensité jusqu’à devenir central durant le climax du film. Sa prestation, à la fois majestueuse et troublante, donne une profondeur supplémentaire au récit. Connaître sa disparition un an avant la sortie du film rend son rôle encore plus poignant, presque testamentaire, et contribue à la charge émotionnelle finale.
Si le film baigne dès le départ dans une atmosphère de thriller psychologique tendu, il glisse peu à peu vers une esthétique clairement inspirée du giallo italien. Couleurs vives, violence stylisée, visions cauchemardesques : tout s’intensifie dans le dernier acte jusqu’à basculer pleinement dans le genre. Pour un amateur de giallo, c’est un pur plaisir de voir Wright embrasser ces codes avec autant d’élégance et d’inventivité. Il en reprend les motifs tout en les modernisant, rendant hommage sans jamais se contenter de copier. C’est audacieux, et franchement réjouissant.
Last Night in Soho apparaît ainsi comme un film profondément personnel pour Edgar Wright : une œuvre où la fascination initiale se mue en lucidité, où la beauté visuelle sert de passerelle vers une exploration plus sombre de la mémoire, de la désillusion et du danger des fantasmes. Grâce à ses actrices, à sa mise en scène immersive et à son mélange magistral de genres, le film demeure une expérience marquante, envoûtante et singulière. Une plongée dans un rêve… Qui se révèle être un cauchemar somptueux.