Peut-on survivre à une téléportation ?

« Il faut du courage pour grimper dans la machine, tous les soirs, sans savoir si je serai l’homme dans la boite ou dans le Prestige » dit Angier, le personnage principal du film Le prestige.

Le paradoxe du bateau de Thésée, formulé par le philosophe Plutarque à l’antiquité grecque, mentionne un bateau sur lequel Thésée a effectué un voyage. Au cours de celui-ci, une infime partie du bateau est changée à chaque fois. Au bout d’un certain nombre de changements, le bateau d’arrivée n’a plus aucune pièce en commun avec le bateau original. S’agit-il alors encore du même bateau ? Si l’on affirme qu’il ne s’agit pas du même bateau, il est difficile de préciser quand il a cessé d’être le même. Si l’on affirme qu’il s’agit toujours du même bateau, il est difficile de l’expliquer étant donné qu’ils n’ont aucune pièce en commun. Cela nous amène à la question suivante : un objet peut-il rester le même au cours du temps ? Ou plus particulièrement : puis-je rester le même au cours du temps ?

Dans le langage courant, l’expression « être le même que » ou « être identique à » est ambiguë. On l’utilise parfois pour référer à l’identité qualitative et parfois à l’identité numérique.

(1) Au sens de l’identité qualitative, « est-ce le même ? » signifie ici « est-il similaire à ? ».

Dire qu’une chose est la même qu’une autre, signifie qu’elles partagent certaines propriétés communes. Ex : « Le t-shirt de Pascaline est le même que le tiens » (alors qu'on pense que ce n’est pas le même au sens de l'identité numérique). Dire qu’une chose n’est plus la même qualitativement signifie qu'elle existe toujours (identité numérique), mais qu’elle a changé d'une manière importante (ses propriétés qui la définissent ont changé).

Ex : « Depuis son divorce, Gaston n'est plus le même » (alors qu'on pense que c'est toujours le même au sens de l'identité numérique).

Identité qualitative : renvoie aux caractéristiques (communes ou propres) d’une chose.

(2) Au sens de l’identité numérique, « est-ce le même ? » signifie « est-ce une seule et même chose ? » ou « est-ce que ça a continué à exister ? ».

Ex1 : « Est-ce le téléphone que je t’avais acheté ? Non, (même s’il est le même du point de vue de l’identité qualitative), je l’ai cassé puis ai racheté le même modèle de la même couleur ».

Ex2 : « Anne-Didier porte le même t-shirt que hier » (même s’il n’est plus le même qualitativement car elle a coupé un peu les manches et cousu un écusson).

Ex3 : « Es-tu toujours en couple avec la personne que tu m’avais présentée ? » (même si elle a changé et n’est plus la même au sens de l’identité qualitative).

Identité numérique (ou identité diachronique, quantitative) : renvoie à la persistance, à la survie, au fait qu’un être continue d’exister au cours du temps (malgré les changements d’identité qualitative).

Une personne qui ne reste pas la même au sens de l’identité qualitative (physiquement, mentalement) peut-elle rester la même au cours du temps au sens de l'identité numérique ? Si oui, à quelles conditions ? Quels types de changements qualitatifs une personne peut-elle tolérer tout en restant numériquement la même ?

Enjeu pour l'objet ordinaire : ne peut-on pas être propriétaire d'un objet que si celui-ci est toujours le même que celui qu'on s'était approprié ?

Enjeu pour la personne : n’est-il pas légitime de punir quelqu’un pour une action que si celui qui a commis l’acte est le numériquement même que celui qui reçoit la sentence et que celui qui purgera la peine par la suite ? De même, quelqu’un n’est-il pas tenu par une promesse que s’il s’agit bien de sa promesse ?

- Le critère de la composition matérielle (unicité compositionnelle) : je reste le même (identité numérique) si la composition physique de mon corps reste similaire (identité qualitative physique).

Problème : comme c’est le cas pour tout être vivant, la composition matérielle de mon corps (atomes et molécules) change et se renouvelle sans cesse (la quasi-totalité des cellules qui composent mon corps n’est plus la même qu’il y a dix ans). D’après ce critère, je ne reste donc pas le même au cours du temps. Une personne ne dure pas à travers le temps et il n'existe que des successions de personnes distinctes.

La composition matérielle (l’unicité compositionnelle) n’est pas :

*une condition suffisante de l’identité numérique : si l’on détruit mon corps puis recompose le même, cellule par cellule, il semble bien que je ne survive pas et que ce n’est plus moi.

*une condition nécessaire de l’identité numérique : perdre un bras ou subir une opération de chirurgie esthétique ne semble pas affecter mon identité numérique.

- Le critère de la continuité matérielle du corps : je reste le même si (condition suffisante) et seulement si (condition nécessaire) les modifications de la composition matérielle de mon corps sont graduelles. Ainsi, même si mes cellules changent et que je fais de la chirurgie esthétique, je reste la même personne car ces changements sont progressifs.

Problème : le critère de la continuité matérielle du corps ne semble pas suffisant pour assurer mon identité numérique. Ex : après ma mort, mon corps pourra rester le même du fait d’une continuité matérielle, mais je ne serai plus le même puisque mon organisme sera mort. Se demander si je reste le même au cours du temps, ce n’est pas se demander si je reste le même corps, mais si je reste le même organisme vivant

- Le critère de la continuité organique : je reste le même tant que la continuité de mes fonctions vitales est assurée.

Problème : le critère de la continuité organique ne semble pas suffisant pour assurer mon identité numérique. Ex : si je suis dans le coma et que je ne me réveillerai pas, mon organisme sera toujours le même, mais je ne serai plus la même personne puisque je pourrai être considéré comme mort (et débranché). Se demander si je reste le même au cours du temps, ce n’est pas se demander si mon organisme reste le même, mais si je reste la même personne.

- Le critère de l'âme : je reste le même aussi longtemps que le support de mes états mentaux reste le même. Le « moi », et donc sa survie, semble être liée aux caractéristiques psychologiques qu’a un organisme. Selon les conceptions psychologiques, la question de l’identité de la personne est différente à la fois de celle de l’identité des objets matériels ordinaires et de l’identité des organismes. En particulier, on peut penser que le « moi » renvoie à l’esprit compris comme une âme, une « substance » immatérielle et immuable, un substrat ou qui est le support des états mentaux. Ce support dure et reste le même à travers le temps, malgré les changements des états mentaux (ses attributs, ses propriétés mentales).

Problème : l'âme n'existe pas. Le philosopheDavid Hume (1711-1776) a remarqué que l’introspection ne nous permet pas d’observer un « je » mais seulement un flux constant d’états mentaux particuliers (telle sensation de chaud, telle émotion de colère, etc.). Ex : il y a une perception introspective d’une sensation de froid, mais pas de perception d’un « je » qui a froid. Rien ne permet de soutenir l’existence d’une âme qui serait distincte de ces états mentaux (propriétés) et qui aurait ces états mentaux (ex : un « je » qui a froid). L’esprit n’est qu’un ensemble d’états mentaux distincts (ex : telle sensation odorante de bonbon accompagnée de telle sensation gustative de bonbon, de telle sensation tactile de bonbon, de telle sensation visuelle et de telle pensée) qui naissent et meurent instantanément, sans unité ni durée au cours du temps, de même que la flamme d'une bougie n’est qu’une somme d’étincelles de lumière instantanés qui se succèdent les uns les autres. L’idée d’un « moi » qui dure à travers le temps n’est qu’une illusion. Cela rejoint le bouddhisme qui préconise de se défaire de l’illusion de l’égo par la méditation (pratique de l’introspection permettant d’éprouver l’inexistence du moi en se concentrant sur une perception isolée, puis une autre, etc.).

« En ce qui me concerne, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. […]

[J]e peux me risquer à affirmer que les […] hommes ne sont qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes, qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuels. […] Notre pensée est encore plus changeante […]. Ce ne sont que les perceptions successives qui constituent l’esprit » David Hume, Traité de la nature humaine.

D'où vient l'illusion de l'existence d'un soi ? Friedrich Nietzsche (1844-1900) a proposé l'explication suivante : la représentation d’un soi comme substance est causée par la grammaire de la langue. « Si j’analyse le processus exprimé par la proposition ‘’je pense’’, j’obtiens une série d’affirmations téméraires qu’il est difficile, voire impossible, de fonder : par exemple que c’est moi qui pense, que, d’une façon générale, il existe quelque chose qui pense, que penser est un acte et un effet qui procèdent de l’être conçu comme cause […]. Où prends-je le droit de parler d’un ‘’je’’, et même d’un ‘’je’’ qui serait cause, et, pour comble, cause de la pensée ? […] Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers : à savoir qu’une pensée se présente quand "elle" veut, et non pas quand "je" veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet "je" est la condition du prédicat "pense". Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux "je", voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une "certitude immédiate". En définitive, ce "quelque chose pense" affirme déjà trop ; ce "quelque chose" contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale : "Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent…" » Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, 1889. Parce que, selon la tournure grammaticale « sujet - verbe – complément », tout verbe a besoin d’un sujet grammatical, par exemple « vouloir » et « faire » requièrent un pronom personnel, nous pensons qu’une pensée et une action a besoin d’un acteur, par exemple qu’il y a quelqu’un qui veut et qui fait. Même Descartes est resté prisonnier sans le savoir de la grammaire en déclarant « je pense donc je suis ». Et parce que nous attribuons le même sujet grammatical à plusieurs verbes, « je », nous considérons que les pensées découlent de cette chose qui en serait la source commune. Cela met en évidence l’influence du langage, non seulement sur notre perception de la réalité, mais sur la pensée elle-même. « Chaque mot est un préjugé » Nietzsche, Humain trop humain. « Chaque langue est porteuse d’une vision du monde, véhicule des croyances. Il y a, cachée dans la langue, une mythologie philosophique qui perce et reperce à tout moment, si prudent qu’on puisse être par ailleurs » Nietzsche, Humain trop humain. Or, conclure l’existence d’une substance à partir d’une règle de grammaire, confondre la structure de la langue et la structure de la réalité, est une erreur. Ce n’est pas parce que toute phrase est composée d’un sujet, d’un verbe et d’un complément que de telles entités existent dans la réalité. De même que quand on dit « il pleut » il n'y a que de la pluie, quand on dit « je veux » il n'y a qu'une volonté.

Si le « moi » désigne une âme et que l’identité repose sur la persistance de celle-ci dans le temps, alors je n’existe pas et je ne peux pas rester le même au cours du temps.

Mais tout en considérant que la survie dépend de caractéristiques psychologiques (et non de celles du corps ou de l’organisme), ne peut-on pas trouver un critère d’identité qui se passe de la notion d’âme ? Quelle relation psychologique les différents états mentaux qui se succèdent doivent-ils entretenir pour que je puisse rester le même au cours du temps ?

- Le critère psychologique de la continuité mémorielle directe : selon le philosophe John Locke (1632-1704), le fait de se souvenir d’états mentaux passés (ou plus particulièrement de ceux dotés d’un caractère phénoménal, des expériences vécues) est un critère nécessaire et suffisant de l’identité personnelle.

L’identité numérique est rendue possible par la capacité qu’est la mémoire permettant de lier entre eux les différents états mentaux qui apparaissent et disparaissent au cours du temps. Je reste la même personne aussi loin que j’ai conscience de mes expériences vécues passées, c’est-à-dire que la mémoire épisodique peut s’étendre dans le passé. Si un organisme perd tout souvenir de sa vie passée, il devient une nouvelle personne, par ex. dans le cas d’amnésies dissociatives qu’illustre le film Memento de Christopher Nolan. Si on m’implantait la mémoire de quelqu’un d’autre avec une puce, alors je serais cette personne. C’est pourquoi, dans le film Avatar – La voie de l’eau de James Cameron, le colonel enregistre toute sa mémoire sur une sorte de clé usb avant de mourir au combat, afin qu’elle soit ensuite implantée dans le corps d’un Na’vi.

L’expérience de pensée du téléporteur (similaire à celle de l’homme du marais de Donald Davidson) proposée par le philosophe Derek Parfit, ayant inspiré le film Le prestige de Christopher Nolan, est la suivante : imaginons que nous soyons dans le futur. Il existe des téléporteurs et il est devenu fréquent de les utiliser pour voyager dans l’espace. Les voyages se passent ainsi : le corps qui entre dans le téléporteur est entièrement analysé (sa constitution matérielle) et les informations sont envoyées au téléporteur de sortie. Le premier corps est détruit et, à partir des informations transmises, un nouveau corps est assemblé à l'identique, atome par atome, à partir de matière nouvelle, et les souvenirs stockés dans le cerveau d’entrée sont retranscrits à l’identique dans celui de sortie. L’organisme n’est pas le même (il n’y a pas continuité des fonctions vitales), mais d’après le critère mémoriel la personne qui sort est la même que celle qui entre puisqu’elle a le souvenir d’être entrée dans le téléporteur.

Selon John Locke, la mémoire qui fonde l’identité personnelle est nécessaire à la responsabilité morale et juridique de ses actions passées, elle-même nécessaire pour que soient appropriés le blâme et la punition. C’est pour cela que la copie peut être tenue pour moralement responsable dans le film Infinity Pool de Brandon Cronenberg. Mais cela a des implications étranges : si, comme dans le film Dark City d’Alex Proyas, on m’implantait la mémoire d’un criminel avec une puce, alors je serais responsable de ses crimes (et s’il avait une maison, j’en serai propriétaire). Plus encore, si l’on implante la mémoire d’un criminel à 100 personnes, par exemple à 100 copies qui sortent du téléporteur à cause d’un dysfonctionnement, il serait juste de les tenir toutes pour responsables.

Problème : le critère de la continuité mémorielle directe s'heurte à l’objection du paradoxe temporel de la transitivité. L’identité a pour propriété logique la transitivité (relation euclidienne : si deux choses sont identiques à une même troisième, alors ces deux choses sont identiques entre elles) : si A est le même que B et que B est le même que C, alors A est le même que C. Or, le critère mémoriel ne satisfait pas cette condition. Le philosophe Thomas Reid (1710-1796) avait adressé cette objection à Locke avec l'exemple suivant : imaginons qu’un vieux général (A) se souvienne d’avoir été un officier combattant sur un champ de bataille (B). À l’époque, cet officier se souvenait d’avoir été fouetté alors qu’il était enfant (C) ; toutefois, le vieux général (A) n’a aucun souvenir d’avoir été fouetté (C).

- Le critère psychologique de la continuité mémorielle indirecte : une personne (A) est la même qu’une personne (B) si et seulement si (A) se souvient en première personne de (B), ou s’il existe une chaîne de personnes en relation mémorielle, partant de (A) et aboutissant à (B). Ex : P10 est la même personne que P1 parce que P10 se souvient d’avoir été P9, qui se souvient d’avoir été P8 etc.

Problème 1 : tout comme le critère de la continuité mémorielle directe, le critère de la continuité mémorielle (directe et indirecte) a des implications non convaincantes :

Voici ce qui se passe lors d’une téléportation : le corps dans le téleporteur de départ est supprimé et un autre corps est créé à l’identique dans le téleporteur d’arrivée. Pour mieux comprendre, imaginons que le téleporteur de départ dysfonctionne : la copie est bien créée dans le téléporteur d’arrivée, mais le corps dans le téléporteur de départ n’est pas supprimé. Celui qui sort du téléporteur d’arrivée se souvient être monté et continue sa vie. On informe celui dans le téleporteur de départ que la copie a bien été créé dans le téléporteur d’arrivée, puis qu’à cause d’un dysfonctionnement il n’a pas déjà été supprimé (comme cela se passe normalement) mais va l’être dans 2 minutes. C’est d’une certaine manière ce qui se passe dans Le Prestige. D’un côté, celui qui sort du téléporteur a en mémoire plein de souvenirs de voyages déjà effectués grâce à ce système de téléportation et se considère lui-même comme la même personne. Le critère de la mémoire rend bien compte de cela. Mais, d’un autre côté, la personne qui entre dans le téléporteur s'identifie à la personne qui va mourir dans la capsule d'entrée et non à la copie qui va être créée à la sortie.

Ainsi, même si (B) a le souvenir de (A) et peut s'identifier à (A), en prenant le point de vue de (A) on il semble évident que (A) et (B) ne sont pas les mêmes.

Problème 2 : tout comme le critère de la continuité mémorielle directe, le critère de la continuité mémorielle indirecte s'heurte à l’objection de la transitivité (relation euclidienne). L’identité a pour propriété logique la transitivité : si (A) = (B) et (B) = (C), alors (A) = (C).

Or, le critère de la continuité mémorielle ne satisfait pas cette condition. Ex : dans l’expérience de pensée du téléporteur, si l’on crée deux copies à la sortie, (B) et (C), les deux vont se reconnaître comme étant les mêmes que celui est entré (A). Donc (A) = (B) et (A) = (C). Pourtant, (B) ≠ (C) car :

*Quelques temps après, suite à leurs nouvelles expériences respectives différentes, les deux copies (B’) et (C’) auront des souvenirs récents différents.

*Dans tous les cas, tout objet particulier, y compris une personne, ne peut pas occuper entièrement deux régions de l’espace au même moment.

- Le double critère de la continuité matérielle du cerveau et de la continuité mémorielle indirecte : une personne (A) est la même qu’une personne (B) si et seulement si

1) : il y a une continuité matérielle du cerveau entre (A) et (B)

Et 2) : (A) se souvient en première personne de (B) ou il existe une chaîne de personnes en relation mémorielle, partant de (A) et aboutissant à (B).

Dans cette perspective, prendre le téléporteur est synonyme de suicide, car 2) n’est pas respecté. La machine à transporter est en fait une machine à tuer (et à créer). On comprend alors que dans la série Star Trek : The Next generation (saison 6, épisode 2), le lieutenant Barclay souffre de télétransportophobie (la peur de se téléporter). Sa peur est justifiée et la psychiatre qui tente de soigner sa phobie a tort.

- Le critère psychologique de la continuité causale des états mentaux : une personne reste la même au cours du temps si et seulement si les états mentaux présents sont causés par des états mentaux passés. Ce critère ne se limite donc pas aux souvenirs (l’expérience passée cause le souvenir actuel de cette expérience passée) mais inclut d’autres états mentaux. Ainsi, la personne qui entre dans le téléporteur et sa copie ne sont pas les mêmes parce qu’il n’y a pas de continuité causale mentale entre les eux. Les souvenirs de la copie sont causés par le téléporteur de sortie (qui les reconstruit) et non pas les états mentaux de celui qui est entré. Il n’a pas ces souvenirs parce qu’il a réellement fait les expériences dont il se souvient. Ce critère rend nécessaire le critère de la continuité matérielle du cerveau, et plus particulièrement de la continuité causale des neurones dans le cerveau. Puisque les états mentaux ont des corrélats neuronaux, à 1) la continuité causale des états mentaux correspond 2) une continuité causale des neurones dans le cerveau.

Problème : le double critère de la continuité mémorielle et physique du cerveau, tout comme le critère de la continuité causale des états mentaux associé à la continuité physique des neurones, se heurtent au problème de la transitivité :

Voici l'expérience de pensée de la fission-transplantation : certaines formes graves d'épilepsie se soignent en séparant les deux hémisphères cérébraux et en en gardant un des deux (hémisphérectomie). Imaginons que les hémisphères d’un patient nommé Smith soient greffés séparément sur deux corps sains préalablement décérébrés – on peut même supposer que ces corps soient clonés à partir du corps d’origine de Smith. À l’issue de l’opération, il n’y a plus un mais deux patients dans la salle de réveil, chacun possédant l’un des hémisphères de Smith (A) : Smith (B) et Smith (C). À son réveil, Smith (B) se présente comme étant Smith et félicite les médecins du succès de l’opération. Il a non seulement des souvenirs apparents de la plupart des actions et expériences passées de Smith, mais aussi une grande partie de ses croyances, traits de caractère etc. De même pour Smith (C), qui se présente comme le « vrai » Smith.

L’identité a pour propriété logique la transitivité : Si A = B et B = C, alors A = C. Si les deux personnes après l’opération sont identiques à Smith (A) avant l’opération, alors elles sont identiques entre elles.

Or, le double critère de la continuité mémorielle et physique du cerveau, tout comme le critère de la continuité causale des états mentaux associé à la continuité physique des neurones, ne satisfont pas cette condition. Dans les cas de fission, après l’opération, Smith (B) et (C) sont Smith (A). Donc (A) = (B) et (A) = (C). Pourtant, (B) ≠ (C) car :

*Quelques temps après, suite à leurs nouvelles expériences respectives différentes, les deux (B’) et (C’) ne seront plus les mêmes.

*Dans tous les cas, tout objet particulier, y compris une personne, ne peut pas occuper entièrement deux régions de l’espace au même moment.

On pourrait soutenir que dans les cas de fission il y a deux personnes dès le départ. Ex : avant l’opération, il y avait déjà deux personnes distinctes coïncidant spatialement l’une avec l’autre, l’une étant le futur Smith (B), et l’autre le futur Smith (C). Les chirurgiens ne font que les séparer.

Mais cela ne semble pas convainquant : comment un même ensemble d’états mentaux et un même cerveau (Smith A) peut constituer deux personnes différentes ? Plus précisément, cela viole le principe d’exclusion sortal : il ne peut y avoir de coïncidence spatiale entre plusieurs objets de même sorte ; si deux objets de même sorte partagent toutes leurs parties spatiales, alors c’est qu’ils sont en fait un seul et même objet. Ex : soutenir qu’avant l’opération, Smith (B) et Smith (C) comptent pour deux personnes distinctes (Smith A1 et Smith A2) alors qu’ils partagent toutes leurs parties spatiales viole le principe d’exclusion sortal.

Solution : cela ne semble pas convainquant et ne viole le principe d’exclusion sortal que dans le cadre endurantiste que nous avons adopté comme postulat implicite jusque-là. Le perdurantisme permet de résoudre de problème de la fission en affirmant qu’il y avait deux personnes dès le départ sans violer le principe d’exclusion sortal. Les théories simples de l'identité personnelle adoptent implicitement une conception endurantiste.

On distingue deux conceptions de la persistance dans le temps :

(1) Endurantisme : thèse selon laquelle tout objet (ou personne) qui traverse le temps existe entièrement à chaque instant. Il existe ainsi à différents moments, en changeant.

Cette position peine à explique qu’un objet puisse rester le même tout en changeant.

Dans cette perspective, la chaîne psychologique n'existe pas (puisque les états mentaux passés n’existent plus et que les états mentaux futurs n’existent pas encore), seul le maillon actuel existe (les états mentaux présents).

(2) Perdurantisme (Donald Davidson, David Lewis) : thèse selon laquelle tout objet (ou personne) qui traverse le temps possède des parties temporelles (à la manière d’un processus). Un objet est non seulement une somme de parties spatiales douées d’unité, mais aussi une somme de parties temporelles douées d’unité (la relation d’unité varie selon la catégorie d’objets considérée) ; c’est un « ver-spatio-temporel 4D ». Ex : de la même manière que je possède une tête et des bras, c'est-à-dire des parties spatiales, je possède aussi des parties temporelles.

De même qu’un objet ou une personne n’est pas seulement une de ses parties spatiales, il n’est pas seulement une de ses parties temporelles. Ex : de même que mon pied n’est pas mon corps, mais une partie spatiale de mon corps, ce que je suis aujourd’hui n’est pas « moi » mais une partie temporelle de moi. Il faudrait donc réviser notre manière commune de parler. Ex : plutôt que « voici ma maison », on devrait dire « voici une partie temporelle de ma maison » ; plutôt que « j’ai parlé à ma mère », on devrait dire « j’ai parlé à une partie temporelle de ma mère ».

De même que chacune des parties spatiales d’un objet n’occupe qu’une portion de l’espace, chacune de ses parties temporelles n’existe qu’à un instant.

En ce qui concerne les personnes, par exemple, ce que je suis aujourd’hui et ce que j’étais il y a 10 ans ne renvoient pas à une seule personne qui aurait changé mais à deux parties temporelles différentes de moi, qui suis une personne spatio-temporellement étendue avec d’un côté des jambes d’enfant et de l’autre une canne de vieillard. Demander si je suis le même qu’il y a 10 ans, c’est aussi absurde que demander si mon pied est le même que ma tête alors qu’il s’agit de deux parties spatiales différentes de mon corps. En ce qui concerne les objets ordinaires, par exemple, la rose fraîche et la rose fanée ne sont pas une même rose qui a changé mais deux parties temporelles différentes d’une rose 4D. Demander s’il s’agit de la même rose, c’est aussi absurde que demander si l’épine est la même que le pétale alors qu’il s’agit de deux parties spatiales différentes de la rose.

Cette position a l’avantage d’être compatible avec la théorie de la relativité d’Einstein en physique, comme je l'expliquais dans ce commentaire rapide d'Interstellar : https://www.senscritique.com/film/interstellar/critique/287006648

On peut alors répondre à la question suivante : Qui est Smith (A) ? Smith (B), Smith (C), les deux, ou aucun des deux ? Les deux et aucun des deux. Smith (B) et Smith (C) sont deux parties de deux vers-personnes différentes qui partagent une même partie temporelle qu’est Smith (A). Un ver spatio-temporel contient à la fois Smith B et Smith A, un autre à la fois Smith C et Smith A.

Dans un cadre perdurantiste, un cas de fission n’est donc pas plus mystérieux que celui de deux routes divergeant à partir d’un tronçon commun. Smith (B) et Smith (C) ne sont pas deux objets qui partagent toutes leurs parties spatiales. Durant une certaine phase, deux personnes coïncident avec une même phase-de-personne. Il y a chevauchement, partage de partie, mais pas coïncidence (partage de toutes les parties), car ils sont disjoints entre eux sur toutes leurs parties temporelles post-opératoires, d’où leur distinction numérique.

Le critère de la causalité mentale et neuronale, associé au perdurantisme, permet ainsi de préciser ce qui fait la persistance d'une personne à travers le temps : le « moi » est un ver-spatio-temporellement étendu dont la relation de causalité mentale et neuronale constitue l'unité à travers le temps. Et si les états mentaux et les neurones constituent le « moi » et non pas seulement le critère de l’identité numérique du moi à travers le temps, on peut dire que le « moi » n’est pas un ensemble d’états mentaux et de neurones présents relié causalement aux autres (passés et futurs), mais la chaîne causale d’états mentaux (sensations, souvenirs, croyances, désirs) et de neurones elle-même qui s’étend dans le temps.

Réponse : chaque Angier qui entre dans le téléporteur est celui qui meurt dans la boite (ou plus précisément chaque partie temporelle d'Angier qui entre dans le téléporteur fait partie d'un vers-Angier qui se termine dans la boîte).

Stolz
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le 15 janv. 2024

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Stolz

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