Comme les pièces de monnaies, les bonnes nouvelles ont parfois un envers, une face érodée et ternie qui ne peut qu'augurer du pire. L'annonce d'un nouveau film de Hayao Miyazaki est toujours un évènement en soi, mais apprendre au passage que celui-ci sera son dernier, voilà qui a de quoi nouer plus d'une gorge. Ainsi après onze films fabuleux et près de trente années de travail acharné, le bon génie rendrait les armes ? Vu le service rendu aux rêveurs de tous horizons, le lui reprocher ne serait pas bien délicat. Après tout, il appartient à chacun de décider du meilleur moment pour mettre l'épée au fourreau. D'autant qu'avec Le vent se lève, le vieux maître nous livre une ultime passe d'arme il est vrai très différente de son répertoire habituel, mais qui constitue sans doute son geste le plus profond et sophistiqué.
Le Japon, au début du vingtième siècle ; comme partout dans le monde et peut-être un peu plus, l'aviation connaît des débuts difficiles. Apparaissant au sortir de la première guerre mondiale comme l'atout militaire de pointe, elle attise la convoitise des collectionneurs de médailles de toute origine tout en emportant bien haut dans l'azur les fantasmes des doux rêveurs. Jiro est de ceux là, lui dont la sévère myopie tue dans l’œuf tout espoir de se retrouver un jour aux commandes d'un de ces fringants oiseaux artificiels. Mais qu'à cela ne tienne, s'il ne peut les piloter, il les inventera !
Miyazaki qui se met au biopic, voilà qui pourrait surprendre, voire même inquiéter quand on sait que le genre est des plus casse-gueule ; avec une action qui se dilue à la fois temporellement et spatialement, l'accident rythmique est en effet bien vite arrivé... Et de fait, le rythme, Le vent se lève en fait un peu ce qu'il veut, mais avec une maîtrise et un savoir-faire qui frisent l'insolence. Si les événements s'enchaînent la plupart du temps à une allure des plus soutenues, avec cet allant caractéristique du cinéma miyazakien - si j'ose dire - le chef d'orchestre ne se prive jamais de prendre son temps là où il l'estime nécessaire. Construits comme de brefs moments d’accalmie entre deux bourrasques, ou de courtes respirations entre deux vocalises, ces instants, de par leur rareté aussi bien que leur contingence, palpitent d'une harmonie et d'une délicatesse extraordinairement pénétrantes. Ne cédant que modérément aux sirènes du spectaculaire, le film adopte d'ailleurs ce point de vue résolument intimiste en toute circonstance, même lorsqu'il s'agit d'aborder les faits historiques les plus célèbres. Son traitement du grand tremblement de terre de Tokyo en 1923 est ainsi tout à fait admirable. Épargnée par la musique, la scène baigne dans un silence contre-nature, comme si le choc et la peur avait cloué des dizaines de milliers de becs. Au milieu de la poussière en suspension, des bâtiments éventrés et de la foule qui se presse au plus loin des incendies, le cadre ne s'éparpille pas et reste tout près de ses protagonistes, captant au sein du marasme l'image fugace d'une émouvante étreinte.
Dans le dernier film du maître, point d'animaux qui parlent, ni d'insectes géants, ni de monstres folkloriques et pourtant, on ne saurait nier que la patte de l'artiste est là et bien là, aussi minutieuse et vibrante de vie que de coutume. Car l'univers de Miyazaki est avant tout marqué par un mouvement perpétuel, foisonnant, omniprésent. Mouvement graphique bien entendu, avec une animation qui confine au pointillisme et des personnages et décors qui ne tiennent pas en place, comme s'ils voulaient sortir du cadre. Mais mouvement scénaristique également, ses récits s'apparentant à une vague inflexible qui jamais ne s'arrête, victime d'une inertie qui la dépasse et qui nous happe et ne nous lâche qu'au moment où elle se brise là où les vents l'ont poussée. Malgré le réalisme du contexte, l'onirisme ne pointe d'ailleurs pas pour autant aux abonnés absents. Il se fait plus discret mais on le retrouve dans les rêves récurrents de Jiro, qui se glissent sans crier gare et en toute harmonie dans le récit. On le devine dans la grande profusion de bruitages faits à la bouche qui contribuent à doter d'une âme ce qui d'ordinaire n'en a point, moteurs d'avions, bombes, séismes et incendies. On l'entrevoit chez une poignée de personnages atypiques, tels ce petit chef atrabilaire à la tignasse bondissante ou bien ce touriste allemand à l'étrange regard. Dans la continuité d'une bonne partie de ses films, on sent la volonté du réalisateur de dresser un pont entre réel et imaginaire. Mais plus mesuré et affranchi de toute fioriture folklorique et mythologique, ce lien paraît d'autant plus authentique, comme pour renvoyer le spectateur à ses propres mystères, ainsi qu'à ceux dont regorge la vie, la vraie.
Au terme d'une de ses œuvres les plus marquantes - la bande dessinée Nausicaä de la vallée du vent dont le film éponyme, le tout premier du réalisateur au sein du studio Ghibli, est une version édulcorée - Miyazaki se fendait d'un mémorable "il faut tenter de vivre", une phrase résumant à elle seule l'anti-manichéisme jusqu'au-boutiste de cette superbe saga©, et que l'on retrouve de façon récurrente dans Le vent se lève. Ce dernier se montre pour sa part beaucoup moins épique mais affiche à l'égard des notions trop tranchées de bien et de mal le même souverain mépris. Au point que le curieux détachement qu'entretient le protagoniste vis-à-vis du dessein guerrier de ses créations puisse paraître au premier abord un chouia incongru, si ce n'est tout à fait répréhensible. Pourtant, bien loin de porter aux nues la guerre et ceux qui la font, le film est un pamphlet vigoureux à l'encontre de ces brutes belliqueuses capables de pervertir les nobles aspirations d'un pionnier dans un but meurtrier (1). Et si le réalisateur les laisse au second plan, ce n'est pas par lâcheté mais parce que son sujet est ailleurs, au delà de toute considération éthique. Au delà du biopic, au delà du message anti-militariste, le réel objectif de Miyazaki est d’introniser l'étincelle passionnelle - fondement aussi bien du processus créatif que du sentiment amoureux - en tant que vecteur le plus direct de l'accomplissement de soi, tout en décorrélant du grand déroulement cosmique la portée de l'acte individuel (2), dont la conséquence serait bien dérisoire en regard de ce qui le motive. On peut voir dans ce postulat une sorte d'écho au célèbre mot de Krishnamurti : I don't mind what happens, prétendant plus ou moins indirectement qu'aucune circonstance n'est positive ou négative en soi. Ainsi, l'histoire d'amour entre Jiro et Nahoko, qui tend initialement vers le mélodrame, s'en détourne à la longue de la plus subtile des façons pour déboucher sur un final ouvert d'une puissante ambivalence, où le titre du film prend alors tout son sens.
C'est maintenant avéré, Miyazaki n'a aucun besoin de verser dans le fantastique pour pondre des chef-d’œuvre. Une petite merveille de sensibilité, de beauté et d'intelligence, voilà tout le bien que l'on peut dire de son dernier film, qu'il sera paradoxalement difficile de considérer comme sa pièce maîtresse (trop différent de son travail habituel) mais qui constitue sans doute le plus bel adieu qu'il pouvait faire au cinéma. La clé de trente ans de travail, l’œuvre qui boucle la boucle...
(1) A noter que c'est parce que l'avion est le porte étendard d'un rêve antédiluvien, celui de vaincre la pesanteur, que son cas est défendable. Il aurait été tout à fait impossible, ou alors effrontément cynique, de présenter un missile comme une œuvre d'art. Ce qui différencie Jiro des créateurs de la bombe atomique, pour ne citer qu'eux, c'est que dans son esprit, un avion n'est pas une arme mais un rêve. Il ne les construit pas pour satisfaire un objectif terre-à-terre, par exemple mener son pays à la victoire, mais bien plus égoïstement parce que c'est uniquement au travers de cet acte qu'il peut se prouver à lui-même qu'il existe.
(2) Nausicaä allait même plus loin en alléguant que les actes conjugués d'une espèce entière, fut-elle hégémonique, ne pouvaient rien contre l'adaptabilité de son environnement naturel.