Il me semble pour bien appréhender le cinéma de Paul SCHRADER important d'évoquer son éducation. Issu d'une famille calviniste, mouvement chrétien fondamentaliste, moraliste pour qui le catéchisme catholique constitue des réunions de dangereux punks, le cinéma, summum de la perversion lui était tout simplement interdit et c'est à 18 ans, à l'occasion d'une mission confiée par son église pour alerter les jeunes sur ce divertissement de la déliquescence morale d'une Amérique pêcheresse en écrivant une sorte de prêche visant au départ à dissuader les jeunes de sa communauté de se rendre au cinéma. Si l'histoire n'a pas retenu quel film il a vu avec l'objectif d'y trouver toutes les tares à lister pour conforter l'idéologie de sa communauté, on sait en revanche que ce fut pour lui une véritable révélation et que c'est à cet instant que son désir de cinéma s'est révélé. De ce terreau éducatif il a conservé une forme de moralisme, que d'aucuns pourraient juger comme sermonneur, mais qui a bien y regarder se veut plutôt comme le témoignage extérieur de la déchéance consciente ou pas de ses personnages.


Avec ce Light sleeper (1992) P. Schrader vient conclure une trilogie thématique entamée avec le scénario de Taxi Driver (1976), continuée avec American Gigolo (1980), celle du héros, voire de l'anti-héros qui voudrait s'émanciper de sa condition peu glorieuse, de son immoralité, mais qui n'y parvient pas, que ce soit en raison d'éléments externes à sa volonté, que de sa propre et unique incapacité à briser son schéma de fonctionnement. Si dans chacun de ces films on suit un personnage différent et que la filiation entre eux n'est pas a priori évidente, on ne m'ôtera pas de l'idée qu'on suit le même caractère, le même homme à différentes étapes de sa vie.


Travis Bickle, d'abord, jeune homme qui s'est donné pour mission de moraliser une Amérique pour laquelle il s'est battu au Vietnam et qui lui paraît indigne de son sacrifice, le tout en usant d'une violence absolue, mais tout en étant conscient des limites, elles aussi morales, de son action.

Julian Kay, trentenaire uniquement intéressé par son image, dont le mode de vie, qui là encore peut être perçu comme contraire aux bonnes mœurs, là aussi conscient des limites de son choix de vie, mais dans l'impossibilité d'évoluer vers une existence plus en harmonie avec l'idée que l'on peut se faire d'une existence lambda.

John Letour enfin, le héros du film qui nous intéresse ici, serait le même personnage, cette fois quadragénaire dont la crise de la quarantaine vient faire écho à une remise en question profonde et même violente de sa vie, notamment de son activité de dealer.


La mise en scène sans esbrouffe de Schrader nous met spectateur dans la position d'un témoin extérieur au contexte, dans la position pour continuer la métaphore filée du sermon religieux, d'un juge moral mais surtout dans celle d'assister impuissant à un parcours de vie discutable et d'un homme en quête de rédemption mais empêché tant par ses freins propres que par ceux de son entourage.


Jouant également avec les codes du thriller, l'antagoniste qu'on voit se dessiner au fur et à mesure que le film avance, venant illustrer l'ultime marche qui une fois franchie permettrait enfin à John d'atteindre son objectif de renouveau. Je laisse en suspend la réponse de savoir s'il y parviendra afin de vous laisser à celles et ceux qui ne l'ont pas vu le plaisir de découvrir une séquence finale inattendue et qui viendra même questionner la vision réputée moraliste du cinéaste. Brillant.


Alors que j'avais trouvé l'esthétique très années 80/90 de The King of New York (1990) dépassée pour ne pas dire désuète, j'ai en revanche beaucoup aimé ici cette direction artistique, ces éclairages au néon, cette bande originale gavée de saxophone, comme quoi d'un film à l'autre, d'un réalisateur à l'autre une même idée ou une même envie peuvent accoucher de choses voisines dans l'idée mais opposées dans la réalisation et la réussite.


Un dernier mot sur les acteurs, Susan SARANDON surprenante en grande organisatrice d'un réseau criminel, Victor GARBER plus que convaincant en salaud qui par ses actes illustre à lui seul les vices d'une société pétrie dans ses contradictions opposants le bien et le mal dans un geste manichéen que s'évertue à déconstruire Paul Schrader, Dana DELANY perturbante dans cette incarnation d'une fragilité exacerbée mais surtout je retiens la prestation immense d'un de mes acteurs préférés Willem DAFOE une prestation habitée, chirurgicale, dont le jeu est magnifiquement surligné par la caméra et la photographie qui parviennent à constamment mettre en avant un physique à la fois particulier, fascinant et mémorable.


Un grand Schrader, un grand film, dont le rythme faussement attentif ne doit pas vous laisser penser qu'il est verbeux mais au contraire désireux d'accrocher son spectateur en s'abstenant de trop d'artifices vains et inutiles voire lourds.

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le 26 mai 2023

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