Sirāt
7.1
Sirāt

Film de Oliver Laxe (2025)

Je pense nécessaire que vous ayez vu le film avant de lire ma critique, en effet sans aller jusqu'à dévoiler quoi que ce soit de vraiment important, les pensées et réflexions qui m'animent à propos de ce film et que je vais développer dans mon argumentaire pourraient que, par déduction vous compreniez des éléments qui ont besoin de l'effet de surprise, de sidération qu'ils provoquent quand ils arrivent.


N'ayant pas envie de limiter mon analyse en m'obligeant à faire attention à la problématique du spoiler, je vous invite sincèrement à stopper là votre lecture et à y revenir après votre visionnage. Tout juste vous préciserai je, que c'est ce que j'ai vu de mieux en salle en 2025, avec également "Resurrection" de Bi gan et plus les jours passent, plus le choc laissant place à des pensées qui s'organisent et ouvrent à tant d'analyses, me fait penser que c'est sans doute, l'un des plus grands films de l'histoire. Oui ! J'ose cette audacieuse prise de position !


L'ouverture du film pose déjà un parti pris fort en ce sens qu'elle est muette, l'absence de dialogues qui viendraient surligner les actions montrées par l'image, suffit à nous emmener vers des rivages régit par autre chose que la parole. La parole qui par nature est imprécise, l'idée même qu'entre ce qu'on dit, ce qu'on parvient à transmettre comme intention et ce qu'on reçoit ou comprend d'une parole est déjà sujet à caution et incompréhensions potentiellement sources de conflits. Ici on va devoir appréhender ce qui nous entoure et les messages importants de l'univers via le prisme d'une attention transcendantale qui exclut cette parole. Ce seront les bruits de la nature, les signes évanouis dans une immensité qui relègue l'humain à la portion congrue, ce seront les vertus d'une communion païenne pétrie de mysticisme et de spiritualité, une spiritualité qui se refuse à toute forme de paroles épiphaniques et dogmatiques renvoyant alors à leurs contradictions les paroles du sacré telles qu'enseignées par les grandes religions monothéistes.

Dans cette fête sauvage, au sens presque où le définissait Claude Lévi-Strauss, c'est à dire contraire à toute idéologie ou pensée occidentale, pas de hiérarchie établie, pas de règles d'airain, pas de rôles impartis aux membres d'une communauté qui n'est rassemblée en ce lieu et ce moment que pour partager ce quelque chose d'indéfinissable qui pousse des individus à se rassembler dans une sorte de messe, de grande cérémonie s'articulant autour de rituels sus et compris de tous, la danse ici symbole quasiment ésotérique, où la figure du prêtre a disparue pour laisser place à cette musique sans paroles, faite uniquement de rythmes, de pulsassions propres à unir dans la transe les fidèles. Une idée de l'abandon qu'on retrouve dans nombre de cultures animistes, de croyances parmi les peuples premiers, et certainement dans la question dévoyée de l'usage de drogues hallucinogènes, un abandon qui a pour objectif le détachement du superflu pour s'ancrer dans l'essentiel, invisible au regard.

Il y a dans cette "rave" au milieu du désert autant de références mystiques empruntées à toute la littérature biblique où le désert comme symbole de l'effacement face à plus grand que soi, symbole des tentations ou des éveils de consciences est régulier, que des références aux pensées libertaires d'un Hakim Bey, cette zone d'autonomie temporaire, autarcique, éphémère, gnostique, cœur battant d'une quête d'absolu libéré des carcans matériels, des entraves politiques, des limites des emprises millénaires qu'ont les religions sur l'homme et son dessein.


Semblant perdu ou en tout cas plongé dans ce monde alternatif dont il ne connait rien, un homme Luis y cherche sa fille disparue depuis plusieurs mois et dont il soupçonne sans certitudes qu'elle pourrait être parmi ces fêtards aux longs cours. Accompagné de son jeune fils Estéban, il interroge les participants, questionne sur qui pourrait l'avoir vu, où pourrait elle être. Il fait alors la rencontre d'un petit groupe de travellers qui lui apprennent que se tient plus au sud du désert, à la frontière mauritanienne une autre fête et que sa fille pourrait s'y trouver.

Evidemment la question légitime de ce père inquiet et perdu de savoir si ce petit groupe compte se rendre à cette fameuse fête qui rapidement dans le film va revêtir un aspect mythologique, se pose. Mais elle ne se pose pas tant comme le besoin de savoir que comme celui d'obtenir l'aval, la permission de les suivre. La petite communauté semble hésiter, l'une des filles du groupe fait remarquer aux autres que cette fille recherchée semble triste sur les photos présentées par son père. Faut il y voir le signe que dans l'intérêt de cette dernière qu'elle soit retrouvée n'est pas le mouvement le plus adéquat ? Rien n'est véritablement tranché et c'est d'ailleurs l'une des grandes qualités du film, elles sont nombreuses et je ne manquerai pas d'en dire un mot, mais c'est cette obsession à ne jamais priver son spectateur de la possibilité d'interpréter. On a les éléments scénaristiques qui tissent le récit et délivrent ce qu'ils ont à délivrer, mais entre ces points de passages, le réalisateur offre diverses occasions de faire le lien. La caractérisation et l'histoire des personnages ne sont par exemple jamais mentionnés.

Qui sont ces gens ? Comment sont ils arrivés là ? Quels sont leurs parcours respectifs et pourquoi se sont ils rassemblés dans ce modèle tribal de société ? Qui est Luis ? Pourquoi son jeune fils l'accompagne t'il dans ce périple et où est la mère ? Rien ne sera précisé et alors qu'on pourrait craindre qu'une telle distance avec ses personnages nous interdise l'empathie et l'accroche émotionnelle, c'est l'effet inverse que cela produit. Face à ces gueules, ces êtres qui visiblement sont brisés, on ne peut que projeter nos fantasmes et par conséquent créer nos propres liens affectifs avec eux. On s'imagine les drames qui ont conduit deux des garçons du groupe à être amputés, on élabore l'histoire de Jade pour mieux saisir son aura de prêtresse tatouée selon d'obscurs rituels, qui est Steff dont le magnétisme en fait presque une figure totémique autour de laquelle s'articule cette famille choisie ? On ne sait rien d'eux et pourtant on pressent que la vie leur a roulé dessus, on perçoit que pour eux désormais rouler sans cesse est une revanche sur le destin, la fête continuelle fait alors office de catharsis mais cette fête a été non pas illusoire mais sacrificielle et ils portent les stigmates de cet abandon, de cette vie de détachement, c'est le salaire de la teuf - je fais mienne cette formule qui est de Simon Riaux, rendons à César ce qui appartient à Simon ou l'inverse je ne sais plus - et la question du détachement va être centrale dans la suite du film.


Quand l'armée marocaine intervient pour faire cesser la fête parce qu'une crise militaire conduit le gouvernement à décréter l'état d'urgence, l'ensemble des participants constitué en caravane semble obéir aux ordres et se diriger vers des zones plus sûres, sauf notre petite tribu qui à la faveur d'un moment d'inattention va choisir de prendre la tangente et de suive une autre voie, un choix qui pousse Luis à les suivre. Quand après quelques kilomètres, les deux camions stoppent pour vérifier qu'ils ont bien semés les militaires, ils constatent que l'homme et son fils qui cherchent une jeune fille les ont suivi. Pas complètement emballés à cette idée ils vont tenter de les dissuader mais en vain. Le périple sera une suite d'épreuves, il doit en être conscient, la route est piégée et le "Sirât" y prendra tout son sens, un pont reliant l'enfer au paradis, fin comme un brin d'herbe et plus tranchant que la lame d'une épée.

Désormais la petite escapade relativement paisible va se changer en une odyssée aux confins d'un paysage inhospitalier, mais surtout aux limites de leurs capacités. Pour avancer lui et son fils vont devoir apprendre à se détacher du matériel, à suivre la piste de l'instinct comme émanation du signe divin, ils rentrent dans un apprentissage dont les formateurs s'incarnent dans les membres de ce petit groupe déjà initié. On aura par exemple la scène où coincé sur la piste avec sa voiture absolument pas prévue pour de tels chemins, il devra accepter qu'on détruise sa voiture pour poursuivre le chemin, mais également la question du commun, du partage, qu'illustrera la séquence de la plaque de chocolat entre autres. Il y a effectivement comme cela a été plusieurs fois évoqué un côté "Mad Max ", mais alors on serait devant un préquel, un Mad Max avant l'apocalypse, mais il y a surtout tout au long du film la folie d'un autre film de quête dans un milieu hostile, qui lui aussi convoque la folie mystique et le détachement comme ingrédient obligatoire à sa réalisation comme être vivant, "Fitzcarraldo ".


Au fur et à mesure que le voyage emprunte des routes de plus en plus compliquées, que les sommets sont franchis, les zones arides de plus en plus éloignées de toute civilisation, même anecdotique, le voyage devient introspectif et initiatique, la quête apparait comme secondaire, seul le chemin et ses leçons comptent. Les deux entités du groupe récemment constitué avec d'un côté la bande de nomades et de l'autre ce père et ce fils vont petit à petit apprendre à cohabiter, à se connaitre puis s'aimer et la mise en scène l'illustre parfaitement quand d'abord excentré et éloigné du cadre, la cellule de vie de Luis et Estéban va peu à peu rejoindre le centre, le cœur, tandis qu'aux marges, en hors champ mais de plus en plus prégnant nous parviennent les bruits d'un monde en guerre. Alors j'ai lu certaines critiques parler de troisième guerre mondiale et je comprend que vu l'état d'agitation du monde et vu l'état psychologique de certains dirigeants au pouvoir on soit enclins à imaginer le pire, je ne pense pas qu'il faille imaginer aussi loin, vu que l'action se déroule dans le Sahara occidental et qu'il s'y déroule déjà un conflit armé.


Isolés dans cette immensité désertique comme isolés d'un lien civilisationnel la caravane va être soudainement frappée par un drame, la mort. Aussi inattendue que violente dans son absurdité et qui elle choisit de sacrifier comme une offrande qu'un Dieu hématophage se serait attribué. Les doubles quêtes de la fête mystérieuse et de la disparue deviennent alors à leur tour des liens dont on doit se défaire, l'abandon et le détachement nécessaire pour aller de l'avant vont jusqu'à cet extrême. Pour que la vie prospère, la mort doit faire son œuvre. Passé la stupeur on comprend que depuis le début le film, tant dans son montage, sa photographie - quelle beauté d'ailleurs dans le travail sur la lumière du film - ses choix de paysages, la vie et la mort étaient encapsulées comme les deux faces d'une seule médaille. Le désert redevient ici l'entité duale à la fois stérile et vivant, émanation du dépassement spirituel, du détachement matériel et origine biblique de l'épreuve qui vous rend plus grand.

Mais comme le détachement est le thème central du récit, la route qui désormais a pour but unique que de chercher de l'aide va réserver aux survivants une ultime épreuve, une dernière danse explosive et assassine qui pour les uns bouclera le concept même de la fuite choisie à travers la musique sans fin et pour d'autres l'ultime renoncement au superflu. A compter de ce jour s'ouvre pour les survivants une nouvelle vie, forgée par la mort, mais indispensable épreuve d'abandon et de dénuement pour l'aborder sereinement et en pleine conscience du lien indéfectible entre ces deux vérités. Et l'ultime séquence qui pourrait figurer la suite du voyage, cette fois en train, tandis qu'on questionne notre rapport à la mort et notre tendance à ne pas y penser, on voit dans les yeux de Steff, Josh et Luis qu'ils ont atteint une forme de détachement ultime qui désormais va les aider à vivre.


Le film a été pour moi un véritable choc, esthétique bien sûr, le film est sublime, mais aussi dans mon rapport à la fuite en avant, mon rapport aux autres, à ma spiritualité bien sûr et je conclurai en disant qu'ici peut-être s'incarne dans ces figures de chaires et d'esprits, la pensée de Pacôme Thiellement sur les gnostiques et les religions sans rois.

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le 19 sept. 2025

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