Sirāt
7.2
Sirāt

Film de Oliver Laxe (2025)

Sirat : la mort, et non le deuil.

Sirat est un film sur la mort.

J’insiste : sur la mort et non pas sur le deuil. Laxe s’intéresse à l’irruption « explosive » de la mort dans sa brutalité la plus totale. Si l’on entend par deuil un état d’esprit qui implique un travail, un long processus d’assimilation de la mort qui, elle, est toujours un évènement soudain, on peut alors s’apercevoir à quel point le film est construit pour éviter cette question. Il ne faut pas concevoir cette stratégie d’évitement comme un défaut, un manque, mais au contraire comme une technique éminemment philosophique, si l’on entend par travail philosophique un effort de délimitation d’un concept.

Sirat est donc un film sur la mort. Si l’on ose affirmer qu’il est l’un des films les plus importants qui aient jamais été réalisés sur ce concept, ce n’est pas un éloge gratuit, chose à laquelle la critique contemporaine est certes accoutumée, c’est un constat. Rarement on aura vu un film frayer son chemin dans l’abstrait, dans l’idée de mort, avec autant d’obstination. Ce qui importe, donc, c’est de voir comment Laxe garde le cap : comment il s’approche de son sujet et fait en sorte qu’il ne se transforme pas en autre chose.

Luis (Sergi Lopez) perd brutalement son fils alors qu’il était parti chercher sa fille : ce que Laxe filme longuement ce n’est pas l’acceptation moralisatrice de cet évènement tragique, c’est l’état de choc prolongé que vit la communauté devant la perte de l’un de ses membres. Laxe fait en sorte de filmer ces moments où, après l’irruption de l’irréparable, la communication n’est plus possible mais où il faut continuer à avancer malgré tout (les quelques plans figurant les deux véhicules en train de rouler dans la nuit, ou Luis marchant dans le désert, n’ont de valeur esthétique que s’ils se trouvent reliés à ce thème-là). Et c’est au moment précis où l’on se dit, en même temps que les personnages, que la danse pourrait servir d’exutoire, pourrait permettre ne serait-ce que d’entamer le travail de deuil - à la manière de ce pèlerinage à la Mecque que Jade (Jade Oukid) observe à la télévision dans l’abri de vendeurs marocains -, qu’une nouvelle mort survient.

Nulle cruauté dans cette succession de décès mais mise en scène d’une expérience de la limite par la répétition. 

Cette fin de film peut paraître froidement expérimentale, déconnectée d’avec son environnement et d’avec le lourd contexte qu’elle semble maladroitement charrier (une « troisième guerre mondiale » est évoquée à la radio), mais c’est le prix à payer pour obtenir une recherche autour des divers sens à travers lesquels la mort peut se présenter à nous : son imprévisibilité (Jade qui explose alors même qu’elle demandait, en substance, de « faire péter » la musique), son incompréhensibilité (Bigui (Richard Bellamy) qui meurt alors même qu’il avait emprunté le même chemin que Luis), sa fatalité (l’impression de n’avoir que la mort pour horizon), son injustice (seuls trois survivants seront sauvés par le passage d’un train).

Et encore : il fallait qu’une mort, celle d’Esteban (Bruno Núñez), précède la série initiée dans le champ de mine pour introduire cette diversité émotionnelle qui caractérise l’état d’esprit des membres de la communauté. Ce qui donne ces scènes dans lesquelles les personnages tentent une modeste mise en mots de ce qu’il vient de se passer (par le biais, par exemple, de l’évocation des dernières paroles des victimes) ou bien ce plan où Luis regarde ses compagnons se recueillir après la mort d’une partie de leur « seconde famille », l’air d’être enfin uni, par la mort, à ceux avec qui il semblait au départ ne rien partager.

Se demander à quel point les acteurs jouent « bien » ou « mal » la confrontation à la mort ne présente absolument aucun intérêt, précisément parce que le réalisateur a l’intelligence de tellement multiplier le vécu de l’instant de la mort que les réactions des personnages face à cet évènement (filmées et montées de manière à les superposer individuellement) n’ont de sens qu’introduites dans une série : celle qui ne laisse subsister que des pleurs, des bégaiements, des contorsions.

Il ne s’agit pas donc pas pour Laxe d’illustrer la mort, de parler de la mort, encore moins de faire vivre la mort à son spectateur, mais de tourner autour de la seule matérialité qu’il est possible d’envisager dans un film à ce sujet : s’approcher de ce que la mort fait au corps de ceux qui en sont les spectateurs, et non les victimes.


Mlemagnen
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le 11 sept. 2025

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