Sirāt
7.2
Sirāt

Film de Oliver Laxe (2025)

“C’est la fin du monde depuis longtemps”

Il est des films qui se glissent dans le chaos du monde sans chercher à l’expliquer, seulement à le traverser. Sirat appartient à cette catégorie rare, celle des œuvres qui regardent l’humanité dans sa complexité, entre ombre et lumière.

Le titre, emprunté au pont que, selon les hadiths, chaque âme doit franchir au moment du Jugement dernier, au-dessus de l’enfer vers le paradis, annonce déjà la trajectoire du film. À la croisée du road movie et du film politique, Sirat avance dans la poussière, entre la fête et la mort, la légèreté de l’être et la futilité de la vie, entre le dérisoire et l’absolu.

Au cœur des montagnes du sud du Maroc, Luis, accompagné de son jeune fils Estéban, part à la recherche de sa fille disparue. En chemin, ils croisent un groupe de ravers errants, corps cabossés et âmes fracturées, cherchant leur paradis au milieu d’un enfer qu’ils refusent encore de reconnaître. Ils n’ont encore rien vu de la brutalité du monde, mais ils vont l’apprendre. Ce road trip, marqué par la perte d’une fille, d’un fils, de compagnons, de l’espoir, devient une dérive existentielle, une traversée brutale vers la désillusion.
Sirat est avant tout un film profondément politique, même lorsqu’il semble n’être qu’un voyage. Il interroge notre manière de faire société dans un monde en crise. Dans cet environnement extrême, où la nature elle-même paraît prête à engloutir les imprudents, la survie impose la solidarité. Luis, confronté à sa propre irresponsabilité, se voit contraint de dépendre des autres pour protéger son fils. Le film brise ainsi les illusions individualistes et rappelle qu’il faut, littéralement, une communauté pour rester humain.

Sous ses airs de trip sensoriel, cette quête intime dénonce une posture néocoloniale : celle de ceux qui croient pouvoir faire la fête dans une zone de conflit. Sirat renvoie en miroir la frivolité de cette illusion, celle qui consiste à penser qu’on peut danser à côté de la guerre sans en être touché. Lorsque la mort s’invite, plus personne n’est indemne. La distinction entre ravers et locaux s’efface, et la mise en scène nous renvoie à ce que l’on préfère ignorer : les morts anonymes, les vies minuscules, la banalité des tragédies dont on ne parle jamais.

Visuellement, Sirat impose un contraste fort. Les plans larges dévoilent des paysages d’une beauté inhumaine : montagnes, étendues désertiques, lumière crue qui brûle les visages. La caméra, souvent tremblée, renforce la sensation d’instabilité. Lors des scènes de fête, le montage manque d’énergie et la musique de puissance ; les images sont trop propres, trop maîtrisées, comme si la rage et la poussière manquaient à l’appel. Mais la bande-son, elle, accompagne magistralement la descente vers la peur. D’abord légère, elle devient peu à peu un bourdonnement angoissant et viscéral jusqu’à l’irrespirable.

Dans ses derniers instants, Sirat touche à la pure cérémonie. Le réalisateur, qui disait vouloir “obliger le public à regarder à l’intérieur et que ça fasse mal”, tient sa promesse. Le film se transforme en rituel de deuil. On y apprend, ou on échoue à apprendre, qu’il faut savoir laisser partir. Si les personnages avaient su accepter la perte, ils n’en seraient peut-être pas là.

La séquence finale, excessive pour certains, porte une symbolique limpide : la guerre n’est jamais ailleurs. La terreur est absolue, l’arbitraire règne, la perte de contrôle est totale. Chaque pas peut être le dernier, et cette idée seule suffit à plonger le film dans l’enfer. Devant ces images, on retient son souffle. On se surprend à se demander comment on aurait réagi, comment on aurait tenté d’échapper. À cet instant, la frontière entre spectateur et victime se brouille. Sirat rappelle que la guerre n’épargne personne, pas même ceux qui croient en être à l’abri.
**Oscillant entre voyage initiatique et descente aux enfers, Sirat n’est pas un film parfait. Ses déséquilibres, son énergie parfois vacillante et ses fulgurances inégales le prouvent. Mais c’est un film nécessaire. Il rappelle que faire le deuil n’est pas oublié, mais affronté. Qu’il n’y a pas de paradis sans regard porté sur l’enfer. Et qu’aucune frontière, aucune illusion, ne nous protège vraiment. Malgré tout, même en plein chaos, il demeure intrinsèquement humain de ne pas abandonner, de chercher à survivre et de se tourner vers les autres.

HaroldFouques
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il y a 8 jours

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