- Spoils possibles : il est préférable d'avoir vu le film avant -


Que dire si ce n'est que There Will Be Blood fut littéralement le premier film devant lequel je restais sans voix. Emplit du sentiment d'avoir vu un véritable grand film, extasié devant une oeuvre immense à la perfection évidente et indéniable.


Ce cinquième film dans la filmographie de Paul Thomas Anderson, après Double Mise, Punch-Drunk Love, Boogie Nights et Magnolia, est en quelques sorte à l'origine de ce qui s'annoncera par la suite comme une sorte de trilogie thématique officieuse. Une trilogie américaine qui se continuera avec The Master en 2013 et Inherent Vice en 2015. Tous les trois se faisant témoins d'une époque en plein changement ayant façonné le mythe du territoire américain contemporain. Le cinéaste retrace ainsi avec ces trois -excellents- films un siècle de l'histoires des États-Unis à travers trois de ses grandes périodes et dont There Will Be Blood se démarque de par sa grandeur.


Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis au sommet et oscarisé), prospecteur misanthrope, avide de bâtir sa réussite, entend parler de Little Boston, une petite ville de Californie regorgeant de pétrole et décide de s'y installer avec son jeune fils adoptif H.W. Dans cet endroit perdu, aride, règne l'Église de la troisième révélation du prêtre Eli Sunday (Paul Dano incroyable). Plainview et son fils voient le sort leur sourire. Même si il entrevoit sa fortune dans les vapeurs arides de ce pétrole poisseux, des tensions insidieuses s'installent et des conflits éclatent. Mettant en péril des valeurs humaines essentielles. En cause, la corruption, la trahison et surtout par le pétrole qui déshumanisera à petit feu le prêtre et le prospecteur qui très vite s'identifient l'un à l'autre comme ennemis.
Les vingt fascinantes premières minutes du film rythmées par un un riff de guitare à la limite de la dissonance interprété par Jonny Greenwood sont quasi muettes. Elles dressent le portrait de Daniel Plainview. Il est d'abord comme une bête, perdu dans le désert, préférant à l’usage de la parole celui de ses bras, de ses mains et de sa pioche. Il creuse sans s’arrêter jusqu'à se blesser à la jambe et se traîner dans la poussière pour trouver de l’aide. Le cadre vient d'être posé. On aura affaire à la quête obsessionnelle d’un monstre d'ambition, qui s’avérera cacher sous ses bonnes manières un désir ardant de conquête inaltérable et mégalomane. Il voudra conquérir le monde. Faire sien du territoire américain encore un peu vierge. Il a compris que l’avenir est entre les mains de ceux qui sauront exploiter l'or noir. Plainview s'installe d'emblée comme une des figures cinématographique les plus charismatiques, dépeinte au travers d'une esthétique terreuse, organique, sale, presque monochrome à certains moment. Plainview ne formant qu'un avec cette terre aride qu'il s'efforce de creuser.

La construction du personnage est une réussite totale en le fait que le cinéaste ne cherche pas a rationaliser l'attitude de cet homme froid et de plus en plus sinistre, il ne cherche pas à justifier sa folie mégalomane aux yeux du spectateur avec un classique traumatisme enfantin (à l'image du néanmoins réussis Peeping Tom de Michael Powell) se perdant dans un délire psychanalytique hors sujet. Un traitement qui peut s'associé à celui qu'opère les frères Coen sur le glaçant Aton, l'antagoniste dans No Country For Old Men, joué à merveille par Javier Bardem. Ici, on nous présente de façon directe un homme uniquement guidé par son obstination et sa volonté de dominer, durant son ascension puis sa chute. C'est uniquement le monde dans lequel il vit qui l'a façonné à son image. Et lorsqu'un personnage évoque son passé il coupe de suite court à la conversation. Posant un voile sur les origines du mal qui viendra l'envahir au fur et à mesure que son empire pétrolier prospère.
Plainview n'est au début finalement qu'un homme ambitieux pour lequel on ne peut ressentir du dégoût. Mais tout au long du film, de par son attitude et ses actes, toute empathie envers ce personnage de moins en moins humain est anéantis, le peu de ses failles émotionnelles se refermant une à une, à chaque fois que son désir frénétique de richesse se heurte à un nouvel obstacle. Ainsi, l'incendie d'un forage, les manœuvres d'Eli Sunday pour s'accaparer une partie des revenues de l'exploitation, la mise à l'écart de son fils, l'affrontement avec la Standard Oil -compagnie concurrente qui veut le priver du fruit de son travail- contribuent à la fortune du prospecteur, mais aussi à son éloignement du genre humain. Il est Lentement privé de son humanité jusqu'à être présenté à la fin du film, lors des dernières séquences, comme un animal dénué d'émotion, vieillit et voûte par le poids d'une cupidité dévorante.


La seule marque éventuelle d'humanité chez cet homme s'encre dans sa relation avec l'enfant qu'il adoptera et fera sien au début du film. Quelques scènes tendent à pousser leur relation au fusionnel. Plainview semble réellement attaché à son fils. Peut être l'est-il vraiment. Mais ce sentiment est vite oublié lorsque l'on comprend qu'il s'en sert finalement comme d'une mascotte, l'ayant, d'après ses dires, recueillit pour son visage angélique dans le but de mieux vendre sa compagnie auprès des propriétaires terriens. L'incendie du derrick donne lieu à une scène impressionnante où la tension de la mise en scène magistrale est amplifiée par l'angoissante partition musicale et une esthétique à couper le souffle rendent le tout semblable à l'imagerie des entrailles d'un enfer terrestre. De cet enfer s'extirpent des hommes aux allures démoniaques. C'est lors de cet incident que l’enfant va perdre l’ouïe. Agacé par son impuissance face à l’infirmité de son fils, Plainview mettra un point d’honneur à lui offrir l’éducation adaptée dont il a besoin, mais plus par fierté personnelle que par empathie envers son fils adoptif, devenu presque gênant et symbolisant l'échec d'un personnage obsédé par la réussite. Échec constamment rappelé par ses concurrents de la Standards Oil qui n'ont de cesse de lui parler de son enfant, prodiguant des conseils pour son éducation. Conseils auxquels répond sauvagement Planview avec un "je vous égorgerai dans votre sommeil". On pense d'abord à un père aimant qui protège son fils. Cependant le regard de Daniel Dey-Lewis nous dit autre chose et l'on rapproche rapidement cette sauvagerie verbale et cette agressivité outrageuse au fait que ce soit un personnage qui n'envisage pas l'échec. En aucun cas. Qui domine et qui écrase.


Lors d'une des dernières scènes du film, l'homme devenu monstre au cœur de pierre ne considérera plus son fils que comme un concurrent potentiel, et réagissant à sa "trahison", chasse littéralement ce dernier de sa propriété, matérialisation de sa réussite, où règne désordre et qui creuse son âme le rendant tel un fantôme errant dans les couloirs de cette bâtisse. L'ombre de sa silhouette devient terrifiante sous la caméra de P.T Anderson, tel un Nosferatu moderne, le cœur et l'âme nécrosé par le pétrole. Il déclare lui même: "Je n'aime pas les gens, plus j'observe les hommes, moins je les aime" avant de tuer de sang froid l'imposteur qui se faisait passer pour son demi-frère. Il voit en l'acte de ce personnage une trahison de plus l'éloignant davantage de cet espèce humaine qu'il exècre et dont il avoue vouloir s'éloigner le plus possible. Toute lueur d'humanité et espoir de voir ses rapports aux autres apaisés, amorcé par l'arrivée de ce personnage, est alors anéantis chez le prospecteur, réduite à l'état de vague impression.


There will be blood peut se résumer tout simplement en une lutte allégorique entre le ciel et le terre, la religion et l'industrie, entre Eli Sunday et Daniel Plainview. Le personnage du jeune prêtre à la douceur apparente cache en réalité lui aussi une face assez sombre, un fanatisme avili, et sa soif de spiritualité devra faire face à l’appât du gain et la corruption des hommes. Obsédé lui aussi par l’exploitation du "sang de la terre de Dieu" mais surtout par l'apport que cette exploitation peut avoir sur l'élargissement de son Église. Église qui n’a au final pas plus de légitimité que le capitalisme naissant de Plainview. Paul Thomas Anderson filme de tout petits hommes s'entre déchirer pour tenter de s’approprier cette terre aride. Là où la douceur d'aucune femme n'aura sa place.


Apparemment si différents, les deux personnages se retrouve au final si semblables : dans leur duplicité, le renoncement à leurs principes par intérêt, leur capacité à hypnotiser, posséder, se mettre en scène, exercer leur emprise et manipuler les âmes ainsi que leur folie. Eli se vend comme un prophète auprès de ces petites gens qui n'ont rien d'autre qu'un lopin de terre poussiéreuse et Plainview leur vend un mirage, les persuade qu'en s’implantant sur leurs terres il fera jaillir un paradis de prospérité et de richesse. S'exerce alors une lutte acharnée entre le mal et le mal. La relation entre ces deux pouvoirs, faite de haine et d'interdépendance, est le fil conducteur de There will be blood et, au sens large, si l'on dépasse les limites du film, l'un des fondements même des États-Unis de cette période.


Cette lutte sans pitié entre ces deux hommes prend la forme de duels, sans menace ouverte, où chacun prend tour à tour le dessus sur l'autre pour l'humilier. Une lutte de pouvoir psychologique se met en place. Elle est organisé par le cinéaste en trois scènes à l'écriture et à la mise en scène exemplaire.


La première est l'occasion pour Plainview d'asseoir son pouvoir en traînant Sunday dans la boue lorsque ce dernier vient quémander quelque dollars au prospecteur et lui faire des reproches culpabilisant quand à l'accident de son fils. Les deux maniaques se retrouvent alors à se débattre dans une bouillasse noire de laquelle en ressortent deux monstres à l'allure inhumaine.


Lors du second affrontement c'est au tour de Sunday de prendre le dessus et de rabaisser Daniel Plainview en le soumettant à une forme d'abdication extrême. Ce dernier prêt à tout subir par pur intérêt, pour accroître son emprise sur l'industrie pétrolière. En résulte d'ailleurs une scène à l'intensité rarement vu, à l'accent bougrement satyrique et comique et où Paul Dano devient virtuose de son art. Sous les gifles d'Eli Sunday, et les regards d'une foule de croyants, Daniel hurle "I've abandoned my child" afin d'obtenir la simple mise en place d'un pipeline sur les seules terres encore vierges et sublimement filmées de Bandy.


Le troisième face à face, celui qui clôt le film, sera l'occasion pour chacun des deux de prendre alternativement le pouvoir sur l'autre. Mais c'est Plainview qui ressort vainqueur, forçant Eli à abdiquer sa propre foi, écrasant son paternalisme moralisateur. "I am a false prophet! God is a superstition!" répète le jeune Eli, sous la pression du prospecteur, faisant miroiter les cris de ce dernier lors du duel précédent.


Plainview met un point d'honneur à rappeler à Eli son infériorité. "I drink your milkshake! I drink it up!" parlant du pétrole qu'il a extirpé du sol de Sunday. Et par un "I am the third revelation" il assied son pouvoir industriel comme religion unique, celle du capitalisme cupide. Le pouvoir religieux qui n'est plus rien désormais. Après avoir exclut son fils de sa vie et réduit à néant son meilleur ennemi, sa vie devient pathétique, vide de sens. Il lâche un "I'm finished" en guise de conclusion et se condamne ainsi à moisir dans son manoir.


Le film se conclut donc par la victoire sanglante et fondatrice du profit sur la foi. Et les promesses du titre sont tenues. Il y a bien eu du sang. Pas seulement le sang des hommes mais aussi l'or noir qui coule dans les veines de ce territoire américain maudit, de cette terre souillée qui semble se rebeller contre le sort que lui inflige les homme lorsque son sang s'enflamme et jaillit jusqu'au ciel souillant le sol et le cœur des hommes.


Avec There Will Be Blood, Paul Thomas Anderson s'impose incontestablement comme un des réalisateur américains les plus talentueux de son époque, si ce n'est le meilleur, et signe le plus grand long-métrage de sa filmographie et sûrement l'un des plus marquants de la décennie. Du pur cinéma, viscéral et grandiose.

Aiccor
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le 31 juil. 2017

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