Une Balle Perdue est salué, à juste titre, par les critiques coréennes et internationales comme l'un des plus grands films de l'histoire du cinéma coréen. Réalisé au début du second âge d'or du cinéma coréen (1958-1969), il se démarque des productions contemporaines en étant le premier à offrir un véritable portrait de la Corée à la fin des années 1950. Ce portrait glaçant et défaitiste trace le bilan politique du président Rhee Syngman.


Sorti au milieu des bouleversements politiques entre deux régimes en 1960/61, le film a subi les rigueurs de la censure mise en place immédiatement par le président Park Chung-hee après son accession au pouvoir. En raison de sa vision trop sombre de la société coréenne, le film est retiré des écrans. Deux ans plus tard, il fait discrètement l'objet d'une nouvelle sortie après avoir été sélectionné au Festival du Film de San Francisco. Dans les années 2010, le film est redécouvert et remasterisé à partir d'une copie sous-titrée anglaise retrouvée au Japon.


Grâce à une série de mesures de défiscalisation à la fin des années 1950, le cinéma coréen fait l'objet d'un véritable renouveau, marqué par une augmentation significative de la production. Le nombre de films produits passe de quinze en 1955 à 37 en 1957, 74 en 1958 et 111 en 1959.

Cette période est aussi marquée par des bouleversements politiques majeurs : le 26 avril 1960, Rhee Syngman, élu président de la Corée du Sud avec le soutien des États-Unis en 1948, se voit contraint de démissionner suite à une série de révélations concernant des affaires de corruption et de fraude électorale. Il est remplacé par Yun Po-sun, qui est incapable de prévenir l'émergence d'une crise économique et sociale. Cette période trouble débouche sur un coup d'État militaire le 16 mai 1961, plaçant le général Park Chung-hee à la présidence de la Corée du Sud de 1963 à 1979.


Profondément affecté par cette période tumultueuse, Yu Hyun-mok, réalisateur de plusieurs longs-métrages en studio tels que Crossroad (1956), Lost Youth (1957) et Forever With You (1958), ressent le besoin viscéral de tourner un film en extérieur, dans les décors naturels de la ville de Séoul, afin de témoigner des bouleversements politiques secouant la Corée du Sud. Son inspiration provient d'une nouvelle qui fait grand bruit à la même époque, Une Balle Perdue de Lee Beom-seon. Cette nouvelle relate l'histoire d'une famille nord-coréenne réfugiée à Séoul, où le personnage principal lutte pour subvenir aux besoins de sa femme enceinte et de ses deux enfants. Son frère, un ancien vétéran de guerre, peine à réintégrer la société. Sa sœur se livre à la prostitution auprès de soldats américains, et sa mère souffre de troubles de stress post-traumatique.


Cette histoire se démarque nettement des mélodrames contemporains habituels de l'époque. Yu Hyun-mok fait face à des difficultés pour trouver des investisseurs, et le projet nécessitera finalement treize mois pour se concrétiser, au lieu des quatre semaines habituelles. Le réalisateur opte pour le format 16 mm, travaille avec une équipe réduite, et les acteurs renoncent à leurs honoraires habituels pour réduire les coûts.


Le film s'ouvre sur une première scène hautement symbolique : un ancien combattant de retour de la guerre noie sa détresse avec d'anciens camarades dans un bar. Handicapé, il brise involontairement la porte vitrée de l'établissement en fuyant sans régler sa note. Ce geste en apparence mineur se révèle être une métaphore de la colère et de la frustration profondes refoulées par le personnage, qui éclate littéralement, symbolisant ainsi la désintégration de la société.


La première partie du film s'inspire largement des mélodrames contemporains en dressant le portrait des différents protagonistes, qui endurent des souffrances, cherchent leur voie et se querellent, adoptant visuellement des positions caricaturales au sein d'une mise en scène soulignant de manière parfois grossière tous ces malheurs. Toutefois, contrairement aux stéréotypes habituels, chaque personnage incarne les différents maux de la société coréenne de l'époque. Il n'y a pas de véritable « héros », ni de personne à laquelle on puisse vraiment s'identifier : tous possèdent des côtés obscurs. Le spectateur assiste, impuissant, à une descente aux enfers inéluctable sans aucune possibilité de s’en sortir, ni de retour.


La seconde partie du film s'inspire du néo-réalisme italien d'après-guerre, un mouvement qui a vu la distribution de plusieurs chefs-d'œuvre du genre sous l'occupation américaine dans les années 1950. Yu Hyun-mok a été impressionné par leur capacité à capturer « un instantané » de leur pays, et il utilise cette influence pour faire déambuler ses personnages à travers des bidonvilles, des quartiers en ruines et en reconstruction. Ces lieux seront totalement interdits de représentation à l’écran sous le régime du président Park, qui encourageait les réalisateurs et producteurs à privilégier la vision d'un pays « reconstruit » et, dans les années 1970, en pleine « modernisation ». Ainsi, Une Balle Perdue sert également de document sociologique essentiel pour témoigner de ces quartiers et bâtiments qui ont depuis longtemps disparu.


La troisième partie du film évolue progressivement vers le style du polar noir américain. Un des premiers clins d'œil évidents est la séquence érotique du « non-baiser », où deux futurs amants échangent un regard passionné tout en allumant une cigarette, une scène directement inspirée mais sublimée du film La Colline de l'Adieu (Henry King, 1955). Plus tard, une séquence captivante, pleine de suspense et presque muette, dépeint un braquage, suivi d'une chasse à l'homme haletante. Yu Hyun-mok mélange les éléments les plus spectaculaires du cinéma américain avec l'expressionnisme allemand et insère au passage la vision terrifiante d'une mère pendue sous un pont, son nourrisson encore vivant attaché dans son dos.


À sa sortie le 13 avril 1961, Une Balle Perdue connaît un immense succès tant auprès du public que de la critique, se voyant même affublé du surnom de « Citizen Kane du cinéma coréen » en hommage au mythique film d'Orson Welles de 1941. Son parcours en salle est brusquement interrompu avec l'arrivée au pouvoir de Park Chung-hee, qui instaure immédiatement des mesures de censure au cinéma. Une Balle Perdue est retiré des écrans en raison de sa vision jugée trop sombre de la société coréenne. Les censeurs accusent également Yu Hyun-mok de « pro-communisme » en raison de la récurrence des scènes de la (grand-)mère rendue folle par la guerre, répétant inlassablement « Let’s go ! (Allons-y ! / Partons !) », ce qui, selon les autorités, inciterait les spectateurs à fuir vers la Corée du Nord.


Deux ans après sa sortie initiale, le film bénéficie discrètement d'une ressortie, après avoir sélectionné au Festival du Film de San Francisco. Depuis lors, il a été redécouvert et remasterisé à partir d'une copie sous-titrée en anglais retrouvée au Japon.


Une Balle Perdue est un monument cinématographique. Malgré quelques faiblesses potentielles dans sa dramaturgie, il est essentiel de le replacer dans le contexte politique et historique de son époque. Aucun autre film de cette envergure ne verra le jour avant la courte période de liberté créative au début des années 1980, suivie de l'avènement de la démocratisation du pays et de l'émergence d'un certain cinéma indépendant vers la fin des années 1980.


(Texte basé sur certains extraits de mon ouvrage Hallyuwood - Le Cinéma Coréen et mon groupe de Facebook éponyme)

Créée

le 21 déc. 2023

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