La première chose qui frappe chez Anderson, c’est la lisibilité quasi-parfaite des scènes. Grâce à un découpage très rythmé — alternant plans rapprochés, larges, et même de longs plans séquences —, le montage permet au spectateur de prendre la pleine mesure des évènements qui se déroulent sous ses yeux. Il fallait bien cela pour que l’on ressente dans notre chair cette course poursuite picaresque, où un révolutionnaire au bout du rouleau, incarné par Leonardo Di Caprio, doit reprendre du service pour retrouver sa fille, kidnappée par un ancien ennemi. La multiplication permanente des perspectives n’est pas gratuite, elle relève d’une dialectique qui oppose constamment des individus à des forces qui les dépassent. « Tu dois voir le tableau d’ensemble » ordonne un des membres du French 75 à un Bob désespéré, qui cherche à obtenir le mot de passe qui lui permettrait de sauver sa fille.
Suivre la vitalité
Face à ce raisonnement froid, structurel, quasi-sociologique, Anderson nous invite à ne pas perdre de vue les subjectivités humaines. Parfois, tout dépend d’une personne, du Sensei qui protégera Bob de la police ou du traqueur comanche, qui, pris de remord, revient sur une funeste décision. Il ne s’égare pourtant pas dans l’individualisme puisqu’il nous donne à voir des opérations conduites en groupe : le raid lancé par les French 75 pour libérer les migrants, tous les préparatifs des sbires de Lockburn afin d’arrêter Bob et sa fille ou encore les efforts de la communauté latino underground pour mettre ses membres à l’abri de la police. C’est cette dernière qui a le droit à l’une des plus belles scènes du film, celle où Anderson suit en travelling la fuite de l’équipe du Sensei sur les toits, presque des Yamakasi, talonné de près par Bob, en grande difficulté, qui finira par se rompre le coup. De ce réseau de sans-papiers latino se dégage une grande vitalité, fruit d’une sorte d’osmose organique, qui tranche avec la discipline de corps des militaires ou le dogmatisme bureaucratique des French 75. C’est cette vitalité, cette pulsion de vie, à la fois individuelle et communautaire, qui irrigue tout le film et s'incarne dans des corps très différents. De Pat, à sa fille, en passant par Lockjaw, tous persistent dans leur être pour accomplir des buts radicalement opposés. Le spectateur ressent cet élan de vie grâce à une caméra presque envahissante, qui colle aux visages, sans oublier de documenter le mouvement dans l’espace.
Désir de réalisation
Et du mouvement, il y en dans ce film, puisque tout est articulé autour d’une chasse à l’homme, Pat, Wylla et les autres cherchent à échapper à la puissance démesurée des forces répressives de l’État. Le sentiment de sauve-qui-peut général est accentué par une bande-son omniprésente, toujours sur le point de saturer le paysage sonore du film. Mais le rythme soutenu ne vire jamais à l'excès: il n’empêche pas Anderson de nous proposer une galerie de personnages assez pittoresque, à commencer par Lockjaw, un colonel raciste, qui fétichise les femmes noires et n’envisage le sexe que sous l’angle de la domination. Certains diront qu’il est grotesque, voir caricatural ; c’est ignorer que le racisme, c’est aussi une histoire de contrôle des sexualités féminines. Le même reproche pourrait être adressée au personnage de Perfidia, elle aussi poussée par un désir mais de l’autre côté de la barricade. Son érotique semble se nourrir de l’accomplissement de l’acte révolutionnaire, comme si elle était fascinée par sa propre radicalité. On reconnaîtra ici la critique tirée jusqu’à la corde du supposée narcissisme de la lutte armée. Dans un geste très américain, Paul Thomas Anderson lui préférera une éthique du care, personnifiée par Bob, qui en dépit de tout, de sa maladresse, des avanies, du danger qui rôde, s’efforce de récupérer sa fille, la dernière relation qu’il lui reste dans sa vie abîmée. Cette quête d’unité familiale apparaît bien dérisoire dans le contexte général du film et pourtant, c’est là que toutes les batailles vont se jouer, y compris contre la filiation biologique et donc une certaine forme de déterminisme. Mais au fond, ce qui intéresse Anderson, ce n’est pas la destination mais les voyageurs eux-mêmes, qu’il filme sans cesse en mouvement, plongés dans des situations critiques. Et c’est peut-être là que réside l’exploit, celui de nous faire oublier la linéarité du scénario par une attention constante au bruit et à la fureur de l’existence.
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