Quel bonheur d’arriver dans la salle et de ne rien savoir de ce que je vais voir si ce n’est son réalisateur, sa tête d’affiche, et sa durée. Une plongée dans l’inconnue en pleine confiance au vu du pedigree de PTA, et dont je suis ressorti en me disant que ça y est, j’ai trouvé mon film de de l’année (pour le moment). Il paraîtrait étrange qu’un tel brûlot se soit vu attribuer un tel budget par la Warner (150m$), s’il ne s’agissait pas pour la firme que d’un pari sur un duo auteur/acteur au potentiel teinté de greenbacks.
Ici, l’intime du cercle familial vient se fondre au cœur de la grande fresque du récit, comme moteur empathique qui vient humaniser les porteurs d’idées, leur donner un visage tangible. Car Bob, même s’il a tout du loser, n’est vraiment qu’un père paumé qui tente d’élever seul sa fille du mieux qu’il le peut. Perfidia, véritable pile qui se bat moins pour une cause que pour évacuer sa rage, n’est pas qu’un objet de sexe et de violence qui retourne sa veste, mais bien un être baloté par la vie que l’impulsivité sanguine mène à l’exil. Willa, contre les préconceptions, n’est pas en position victimaire mais bien en caractère affirmé, menant à sa propre rétribution.
Face à eux un Sean Penn en colonel Lockjaw, un homme qui ne croit en rien (et donc diablement dangereux) dont la seule ambition est celle d’un corner office et de faire partie du big boys club. Un gamin en mal d’amour et aux névroses déteignant sur son aspect physique qui se fait à la fois antagoniste terrifiant et sombre humain pathétique et risible. “No more lunatics!” balance-t-on au milieu d’une conversation complètement lunaire sur les prérequis pour l’entrée dans la secte des Christmas Aventurers (aka Skull & Bones et consorts), alors que la caméra recentre sur Penn. La messe (de Noël) est dite.
Ce genre de petits mouvements de caméra vient ponctuer l’ensemble du récit et soit appuyer, soit détourner, les paroles des personnages. Dire que la réalisation de Paul Thomas Anderson est virtuose revient à enfoncer des portes, mais il est impossible de ne pas mentionner, au milieu d’une palanquée de plan séquences impressionnants, de cadrages splendides, et d’une rythmique au cordeau, ces vingt dernières minutes. Une course poursuite toute en rupture des lignes de vue (reliefs et rétroviseurs), le nez collé à l’asphalte, où les hauts et les bas de la route sont autant d’ascenseurs émotionnels dans le suspens, et reflètent les ruptures brutales qui constituent l’ensemble du métrage, où la satire mordante et hilarante fait jaillir des moments d’effroi trop proches du réel (Eddie Van Halen, les traques à visées létales, les rafles indiscriminées…)
Et une mention pour la bande-son qui alterne les pépites groovy auxquelles nous a habitué PTA au cours de sa filmographie (celle de Boogie Nights passe beaucoup trop souvent sur mes enceintes), et des partitions métronomiques et minimalistes qui accompagnent les longues séquences d’action, en accentuant la tension tel des tirs de LBD et des parasitages de fréquences radio : une cacophonie guerrière.
Maintenant que tout cela est dit il faut évidemment parler de la portée politique de One Battle After Another, qui s’inscrit dans la lignée des blockbusters contemporains qui font de l’antagoniste une menace interne plutôt qu’externe (Civil War, Mickey 17, voire même Avatar…). Fini les méchants cocos et les vilains terroristes islamistes, l'ennemi est votre voisin. Signe d’une fracture sociale plus marquée que jamais et qui appelle à une révolte contre le système en place, construit pour monter les populaces les unes contre les autres dans un élan de diversion. C’est le quotidien des pays du sud depuis toujours, et maintenant que l’ordre établi en occident commence à montrer ses failles, qu’il est mis à mal par des dirigeants mégalos et à la solde de quelques fortunes, nous commençons seulement à apercevoir la noirceur potentielle de notre futur, et à vouloir réagir.
C’est cette sagacité dans le chaos qu’incarne le personnage de Benicio del Toro, Sensei. Une force zen dont ce n’est pas le premier rodéo : la lutte n’est pas nouvelle, et elle a sans cesse besoin de nouveaux combattants. Des Black Panthers à la nouvelle Gestapo du ICE, de l'abolitionnisme aux différentes vagues du KKK, des mouvements de fierté au retour des tradwives (et en passant par la citation anticolonialiste de La Bataille d’Alger dans le film) : chaque bout de terrain grappillé dans la lutte pour le droit d’exister et d’être libre, chaque jalon atteint, doit sans cesse être défendu car le progrès social est fragile, et ses agresseurs nombreux. Le titre, donc.
PTA abonde ici dans ce sens, après avoir déjà attaqué les figures matricielles du modèle capitaliste américain dans There Will Be Blood, ou en montrant les limites d’une libération sexuelle sans garde-fou et détournée par le saint capitalisme dans Boogie Nights. Si sa pensée est clairement à gauche et que ce film ne fait pas mystère de ses principaux accusés, il n’en reste pas moins critique des ultras de son camp qui desservent la cause en illustrant dans la satire les dérives d’une bien pensance hors-sol (“What time is it?” ou le personnage de Perfidia, dénuée d'idéaux, parfait reflet de celui de Lockjaw). Par cette nuance PTA crédibilise le propos et accorde de réelles tares à ceux qui combattent pour le bon côté de l’Histoire, évitant ainsi un manichéisme qui occulterait la complexité des enjeux géopolitiques modernes.