Drood
6.5
Drood

livre de Dan Simmons ()

J’avais perdu de vue Dan Simmons pendant presque 20 ans avant d’être tenté en 2009 par l’expérience folle et glaçante de «Terreur». Reprenant alors le principal fait divers du 19eme siècle anglais, la disparition des deux bateaux de l’expédition Franklin en 1845, Simmons proposait un exercice de style stupéfiant à plus d’un titre. Parmi les nombreuses qualités de l’ouvrage, une utilisation absolument rigoureuse de tous les éléments connus (épistolaires, scientifiques, historiques) entourant un des plus grands mystères de l’histoire de la conquête des pôles.

Autant dire d’emblée que l’on retrouve ce soucis titanesque du détail (utilisé à propos) avec ce «Drood». Mieux, on comprend pourquoi et comment Simmons a pu trouver l’inspiration pour cet ouvrage, en relation directe avec le précédent.

Quelques années après le drame polaire, Charles Dickens et William Wilkie Collins écrivent une pièce à succès, directement inspiré par la disparition de l’Erebus et le Terror. Signe de l’implication des deux auteurs dans leur sujet, ils ne firent pas qu’écrire la pièce puisqu’ils allèrent jusqu’à la jouer sur scène. «Profondeurs glacées» (plus tard réécrite par le seul Collins sous forme de nouvelle) présentait la particularité, pour peu que l’on se penche de manière attentive sur son contenu, de percevoir, à travers ses deux personnages principaux, la véritable nature de la rivalité qui unissait et bientôt diviserait les deux écrivains.

Les principaux faits sont les suivants.
Le 9 juin 1865, Dickens est victime d’un accident de train dont il est un des seuls survivants.
Il meurt cinq ans plus tard, jour pour jour. Entre les deux dates, sa féconde production s’est tue, et il laissera à la postérité un demi-roman, en cours d’écriture au moment de son trépas, «le mystère d’Edwyn Drood».
Il n’en fallait pas plus à Dan Simmons pour imaginer une version des évènements (parmi les centaines que des générations d’admirateurs ont élaboré au fil des ans) sacrément bien documentée.
Parce que voilà bien une des deux grandes forces de ce livre: comme pour son roman précédent, TOUS les détails présentés au cours de l’intrigue sont vérifiables et véridiques. Comme pour Terreur, Simmons a le génie de faire coïncider sa théorie littéraire, son affabulation artistique avec les minuscules aspérités laissées par les faits. Et c’est relativement vertigineux.

Le roman parle à la première personne, et c’est donc William Wilkie Collins qui s’adresse à son lecteur du futur, c'est-à-dire nous. Or, à part être l’ami, le collaborateur, le rival, le confident et le beau-frère de la fille de Dickens, qui était Collins ?
L’inventeur du roman à suspens, du thriller policier, avant même Conan Doyle. Pas moins.
Jouissant d’une renommée presque aussi grande que celle de son mentor en son temps, Collins est toujours lu outre-manche, considéré par beaucoup comme un auteur majeur. Opiomane impénitent, l’anglais est lui-même une source quasi-inépuisable de mystères. Obsédé par un double qu’il met régulièrement en scène dans sa prose, il fut sujet à de tels tourments physiques (la maladie) et psychiques (la drogue) qu’il prétend avoir écrit une partie de ses plus fameux romans dans un état second (ce que Simmons réutilise de manière magistrale pour le bien de son propos, on s’en doute).

Au-delà de l’aspect fantastique (je parle du genre) de Drood (mais qui peut trouver également proposer une hypothèse cartésienne, parce que Simmons est fort), le livre est une superbe réflexion sur le processus créatif (littéraire, en l’occurrence).

S’il eut supporté quelques dizaines de pages en moins, si son contenu mystérieux et horrifique (on visite les entrailles puantes du Londres de 1865) n’est pas ce qui est le plus prenant de la lecture, il demeure de multiples raisons pour lire ce roman. Erudit mais accessible, riche mais fluide, ce thriller protéiforme vous donne une foule d’envies de lecture et de découvertes grâce à des sources foisonnantes brillamment utilisées.

Dan Simmons confirme, après «Terreur», qu’en plus d’un écrivain prolixe et efficace, il peut maintenant être considéré comme un passeur essentiel. Ses sources, comme leurs utilisations, sont passionnantes.
guyness
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Citations

Créée

le 15 juil. 2013

Critique lue 958 fois

21 j'aime

10 commentaires

guyness

Écrit par

Critique lue 958 fois

21
10

D'autres avis sur Drood

Drood
Zbah
5

Droooooooood

Dan simmons est un auteur protéiforme, il veut toucher à tout, aborder des styles différents, et gagner ses lettres de noblesses à chaque fois là où on l'attend le moins. Drood est donc l'œuvre...

Par

le 27 janv. 2014

6 j'aime

1

Drood
Cosmoclems
7

Le rodeur sur le seuil

Voici un roman qui ne m'a pas laissé indifférent, à presque tous les niveaux, me faisant passer du ciel aux enfers, en matière de plaisir de lecture. Mais d'abord un bref mot sur l'écrivain, Dan...

le 2 déc. 2011

6 j'aime

Drood
Ekyrby
4

Critique de Drood par Ekyrby

Dan Simmons, ça fait quelque temps que j'attends qu'il écrive de nouveau quelque chose qui me plaise. Et ben j'attendrais encore un peu. Pourtant le sujet était plutôt alléchant: les dernières...

le 30 nov. 2011

6 j'aime

1

Du même critique

Django Unchained
guyness
8

Quentin, talent finaud

Tarantino est un cinéphile énigmatique. Considéré pour son amour du cinéma bis (ou de genre), le garçon se révèle être, au détours d'interviews dignes de ce nom, un véritable boulimique de tous les...

le 17 janv. 2013

343 j'aime

51

Les 8 Salopards
guyness
9

Classe de neige

Il n'est finalement pas étonnant que Tarantino ait demandé aux salles qui souhaitent diffuser son dernier film en avant-première des conditions que ses détracteurs pourraient considérer comme...

le 31 déc. 2015

314 j'aime

43

Interstellar
guyness
4

Tes désirs sont désordres

Christopher navigue un peu seul, loin au-dessus d’une marée basse qui, en se retirant, laisse la grise grève exposer les carcasses de vieux crabes comme Michael Bay ou les étoiles de mers mortes de...

le 12 nov. 2014

296 j'aime

141