Un monument (trop court) de la littérature de langue française et de la fin-de-siècle ❤️

Ce très court roman est celui d'une obsession, d'un éclatement psychologique progressif d'un personnage de veuf, veuf depuis la mort de sa femme certes, mais veuf de tout finalement, et surtout de la vie elle-même.


Pour quel deuil ces crêpes de la nuit superstitieuse ? De quoi va-t-il encore une fois être veuf ?

Ce veuf est Hugues Viane, un belge d'une quarantaine d'années, déjà grisonnant et courbé par le malheur, la nostalgie de sa chère femme, sa femme trépassée quelques mois plus tôt, après quelques semaines seulement étrangement alitée. En réalité, dès le début on apprend que Hugues n'est pas Brugeais d'origine, il s'est installé dans la (si belle) ville de Bruges suite à la mort de la défunte, une ville de province dévote et mortifère (selon lui) pour convenir à ses horizons morbides, presque suicidaires, et son dénuement intérieur.


Alors qu'il erre en cette fin d'automne dans la ville aux mille yeux, dans cette ville âpre mais digne, il croise le chemin d'une femme identique physiquement à sa défunte. Au fur et à mesure, il semble même reconnaître en la femme croisée l'âme de son épouse :


Et tout : sa marche, sa taille, le rythme de son corps, l’expression de ses traits, le songe intérieur du regard, ce qui n’est plus seulement les lignes et la couleur, mais la spiritualité de l’être et le mouvement de l’âme — tout cela lui était rendu, réapparaissait, vivait !

Mais cette ressemblance est-elle un mirage, l'effet de son mal, ou bien la réalité, aussi diabolique soit-elle ?


Tout ce qu’il désirait, c’était pouvoir éterniser le leurre de ce mirage. Quand il prenait dans ses mains la tête de Jane, l’approchait de lui, c’était pour regarder ses yeux, pour y chercher quelque chose qu’il avait vu dans d’autres : une nuance, un reflet, des perles, une flore dont la racine est dans l’âme — et qui y flottaient aussi peut-être.

Le livre est avant tout celui d'une perversion, d'une lente corruption du mental de Hugues par son incapacité à vivre sans elle, hors d'elle, cette morte, puis cette « autre » comme il l'appelle au début de sa relation avec Jane. Il oscille entre idéalisation première de Jane – mais aussi totale de la défunte – et personnification d'une ville profondément vivante à la fois symbole de mort, de morale chrétienne, d'un ordre moral austère et implacable. Puis, il se trouve enchaîné entre l'idéal féminin, doux et droit, et le féminin cruel, dévoyé et de plus en plus corrompu.


Certes, elle avait toujours les mêmes yeux. Mais, si les yeux sont les fenêtres de l’âme, il est certain qu’une autre âme y émergeait aujourd’hui que dans ceux, toujours présents, de la morte. Jane, douce et réservée d’abord, se lâchait peu à peu. Un relent de coulisses et de théâtre réapparaissait. L’intimité lui avait rendu une liberté d’allures, une gaîté bruyante et dégingandée, des propos libres, son ancienne habitude de toilette négligée, peignoir sans ordre et cheveux en brouillamini, toute la journée, dans la maison. La distinction de Hugues s’en offensait. Pourtant il allait toujours chez elle, cherchant à ressaisir le mirage qui échappait. Lentes heures ! Soirées maussades ! Il avait besoin de cette voix. Il en buvait encore le flot foncé. Et en même temps il souffrait des paroles dites.

Ce fut un relecture délicieuse, je comprends pourquoi le texte m'avait tant marqué il y a quatre ans, au début de mon amour pour l'écriture décado-symboliste, avec – comme par hasard – déjà une figure de femme fatale et de folie. Et puis cette écriture magistrale, loin d'être aussi « lourde » que les autres écrivain.es de cette veine (qui ne me déplaît pas, loin de là évidemment!), méthodique, étudiée comme dans les meilleurs romans de Rachilde ! Mais, voilà, quel dommage qu'il soit si court !

nemetira_
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