L’Heure des prédateurs est le dernier essai de Giuliano da Empoli, qui est surtout connu pour Le Mage du Kremlin, publié avant celui-ci. Ce qui m’a frappé durant cette lecture, c’est la quantité d’anecdotes au plus près du terrain. On sent que l’auteur a vécu dans l'entourage des décideurs et j’aurais personnellement aimé qu’il approfondisse chaque étape de son texte. Je pense que cette sensation de manque témoigne de la qualité de cet ouvrage et de l’intérêt qu’il suscite.

D’après les premiers chapitres, qui m’ont offert une perspective que j’avais peu étudiée, il n’y a rien de surprenant dans la tournure que prend la politique dans notre société. La politique est une continuation de la guerre, qui attire ceux dont la vie tourne autour de la lutte. La société est soumise à l’entropie, comme tout système physique. Fatalement, le chaos finit par apparaître en interne, et la seule solution est de l’exporter. C’est ce que nous pouvons constater avec l’invasion russe. Vladimir Poutine avait besoin d’un bouc émissaire: l’Ukraine, sinon c’était lui qui sautait. La guerre est à la mode, car les nations évoluent en fonction des technologies, par alternance, dépendant de si la défense coûte plus cher que l’attaque et vice versa. Nous avons passé une période de calme relatif, jusqu’à ce que l’attaque coûte de nouveau moins cher. D’après Giuliano, le point de bascule se situe au niveau de l’attentat des Tours Jumelles. Un moindre coût pour un impact massif. Plus les technologies évoluent, plus cela devient vrai.

Il met l’accent avec justesse sur le fait suivant : « L’apogée du pouvoir ne coïncide pas tant avec l’action qu’avec l’action irréfléchie. » C’est l’effet de sidération qui est recherché. On le voit chez tous les populistes à la mode et certains politiciens: Mohammed ben Salmane, Javier Milei, Nayib Bukele et maintenant Donald Trump… La recette est la même. L’auteur les appelle « les borgiens », en référence à l’Histoire. Ce sont des individus qui tirent leur force de la surprise, de l’instabilité et du belliqueux. Finalement, sur ce point, Giuliano conclut que ce n’est qu’un retour à la normale et que l’anomalie était plutôt notre courte période de candeur. Personnellement, je ne pense pas que cela soit ni devrait être la normalité. Comme j’ai pu l’écrire dans une autre critique, je pense que l’humain est naturellement bon et que les rapaces font figure d’exception.

Certains points de vue de l’intérieur m’ont particulièrement fascinés, comme celui sur l’élection de Barack Obama, que je vous laisse découvrir. C’est d’ailleurs une transition vers la suite de l’essai : les géants de la tech qui s'approprient le pouvoir. C’est là où je pense que je diverge le plus du pessimisme de Giuliano. Peut-être ai-je été converti, car pour lui quand on parle de confiance en l’intelligence artificielle et les progrès accomplis récemment, il s’agit d’un acte de foi. Après tout, même les experts ne sont pas d’accord. Je pense qu’il est urgent de réfléchir, tout autant que d’agir. C’est cet équilibre qui est difficile à saisir. On passe du savoir à la croyance.

À un moment donné il est dit que « l’IA n’est pas qu’un simple accélérateur de pouvoir, il s’agit d’une nouvelle forme de pouvoir ». J’ai l’impression que c’est ce qui inquiète le plus les élites de la vieille époque (les avocats, comme l’auteur aime le rappeler). Oui, l’IA n’a rien de bien démocratique, elle applique ce qu’elle pense de manière autoritaire, mais cela peut être amélioré. Cependant, quitte à choisir entre des orgueilleux dont l’intelligence n’est pas ce qui les a fait réussir (Giuliano insiste sur le fait que la politique est un domaine à part) et une machine pensante qui à terme saura presque tout et aura à cœur de garantir notre prospérité, mon choix est fait. Dans l’essai, cela semble quelque part inéluctable et la question sera de trouver un équilibre entre l’humain et le silicium, sachant que l’IA sera généralement plus efficace.

Finalement, je vais conclure de la même façon que l’auteur: Prédire l’avenir est un luxe que personne ne peut s’offrir, pas même les élites et les géants de la tech. La lutte continue.

C’est une lecture qui vaut le détour. Et maintenant que j’y pense, j’ai fort envie de lire Le Prince de Machiavel et Le Procès de Kafka (des textes cités dans l’essai que je n’ai malheureusement pas encore lus)…

Kriemfield
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