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Le Terrier
7.9
Le Terrier

livre de Franz Kafka (1923)

Autre nouvelle de Kafka non publiée de son vivant, dont le titre est, encore une fois, de Max Brod, Le Terrier est sans nul doute l'un des écrits qui en dit le plus sur son auteur, qui décédera malheureusement six mois plus tard. En effet, dire qu'on retrouve beaucoup de la vie de Kafka dans ses écrits est un euphémisme, encore plus dans Le Terrier tant on y retrouve son lieu et mode de vie, ainsi que la tuberculose qui finira par le ronger de l'intérieur. Fait encore plus rare, malgré une tentative avortée avec Le Château, Le Terrier est l'une des rares œuvres de l'auteur à avoir été écrite à la première personne, la rapprochant plus que jamais du solipsisme.


Il n'y a aucun doute sur le fait que le chuintement intérieur, qui effraie le protagoniste, provienne de lui ou soit une représentation de la tuberculose, le bacille de Koch ayant rongé les organes et rendu la respiration de l'auteur anormalement bruyante, le protagoniste insistant par ailleurs sur le manque de ventilation du lieu. Quant au bruit omniprésent, il pourrait incarner cette impossibilité pour l'auteur, qui plus est déjà hypersensible au bruit, de penser à autre chose qu'à sa maladie. Il y a quelque chose qui renvoi à l'hypocondrie ici, nul doute que si notre chère Franz avait vécu durant notre décennie, il n'aurait pas oublié ses masques FFP2. On retrouve là ce que l'auteur a fait pour grand nombre de ses récits : mettre en scène sa propre mort, l'écrivain-bourreau exécutant sa victime qui n'est qu'elle-même. Une sorte de « triangle antagonique », de triumvirat, s'est formé entre Kafka, le narrateur et la menace du récit, toutes trois étant les mêmes personnes.

Angoissé par l'idée même de vivre, le narrateur — ou plutôt le blaireau, l'hôte du terrier semblant plus se rapprocher de cette espèce qu'une autre —, monologueur obsessionnel, finira par devenir pour lui-même une menace à travers une sorte de cercle vicieux : creuser et saccager son terrier le faisant davantage suspecter la présence d'une menace, le poussant donc à creuser davantage, à protéger un foyer qui était pourtant censé le défendre, lui donner sa liberté. Ce qui était censé aider le narrateur finira par lui nuire. L'extérieur était une menace, l'intérieur le devint aussi… à moins que cette incapacité d'achever le T⋅t⋅errier renvoi à l'incapacité même de Kafka d'aller au bout de ses œuvres, son éternelle insatisfaction ?


Le terrier pourrait aussi très bien renvoyer aux différents lieux de vie parcourus par Kafka durant sa vie, aux différents logements, et plus particulièrement les chambres, dans lesquels il a pu vivre, avec ce protagoniste travaillant « inutilement » sans relâche, souhaitant qu'on vienne lui apporter sa pitance sans qu'il ait à mettre le nez dehors. Outre l'ironie derrière l'accumulation de viande de la part d'un auteur végétarien, il me semble difficile de ne pas faire de lien entre les quantités de viandes accumulées dans le terrier, et les nombreux écrits de l'auteur, qu'il ne voulait pas voir publier de son vivant pour la plupart, ou qui ne lui permirent pas de vivre de son travail. Et si la folie du narrateur, de Kafka, venait de la solitude, du fait d'être seul dans un lieu protégé ?

Plus que ses lieux de vie, on retrouve beaucoup de Prague dans Le Terrier, si bien que le lieu emménagé par le protagoniste, moins de s'approcher du refuge construit par un animal par moment, se rapproche davantage de l'actuelle capitale de la Tchéquie. On y retrouve ainsi la Burgplatz, place du château que l'on retrouve dans de nombreuses villes allemandes, ici espace central du terrier. La « Prague » que l'on retrouve ici semble cependant ancrée dans une dystopie, dans une guerre des tranchées qui l'aurait atteinte. L'abondance de galeries, de pièges, le bruit omniprésent, ou tout simplement la présence de rongeur et d'antagoniste invisible, pourrait renvoyer à cette dure réalité.


Incohérent, paranoïaque, lâche et masochiste, nul doute que Kafka n'avait pas une grande admiration pour son protagoniste et donc pour lui-même — il est fort probable que s'il fallait trouver un antonyme à « Gary Stu », Kafka ne serait pas bien loin. À cela, faut-il ajouter la volonté de contrôle total du protagoniste sur son lieu de vie, son impossibilité de partager son monde avec celui qui pourrait conduire au chaos total :

Je sais exactement qu'ici c'est mon château, celui que je me suis conquis sur ce sol rétif à force de gratter et mordre, de tasser et de taper, mon château qui ne saurait en aucune façon appartenir à quelqu'un d'autre et qui est tellement à moi que je peux même, en fin de compte, m'y voir infliger par mon ennemi la blessure qui me sera fatale, car mon sang s'infiltrera dans ma terre et ne sera pas perdu.

Un renvoi plus ou moins volontaire à l'idéologie nationaliste Blut und Boden, dont le nom apparu un an plus tôt dans Le Déclin de l'Occident d'Oswald Spengler.


Tout comme pour Le Château, Le Terrier n'a pas de fin… à moins qu'un arrêt brutal en plein milieu d'une phrase soit une fin convaincante pour vous. Une différence subsiste avec le premier néanmoins, tout du moins pourrait subsister : Dora Diamant, compagne de l'écrivain, ayant affirmé qu'il avait prévu, et aurait même fini par en écrire une — à noter que, toujours selon Dora Diamant, Le Terrier aurait été écrit au cours d'une seule nuit, à l'instar de La Sentence/Le Verdict.

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas l'absence de fin qui déboussolera l'amateur d'écrits de Kafka tant il a été rompu à l'exercice. À vrai dire, cela renforce la mystique de l'œuvre, de son auteur, bien connu pour perdre le lecteur, allant jusqu'à marier la comédie à la terreur.


Je dois toutefois me confesser, mis à part La Colonie Pénitentiaire, j'ai une très nette préférence pour les romans de l'auteur, Kafka ayant cette capacité à me perdre dans ses nouvelles, passant d'un sujet à un autre, de multiplier sous-intrigues et sous-entendus. Ce sont des nouvelles très riches certes, mais tout comme pour les films de Michael Haneke — qui a réalisé sa propre adaptation du Château —, ces œuvres gagnent en intérêt sur le temps long, lorsqu'on y revient dessus quelques mois, voir quelques années plus tard. D'une certaine manière, les œuvres de notre cher pragois gagnent en pertinence après une phase de maturation. Nul doute que ce sera encore le cas avec ce Terrier… à confirmer d'ici à quelques années.

MacCAM
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