C’est sans doute l’un des essais politiques les plus appropriés du moment. Dans cet ouvrage paru en 2019, Giuliano da Empoli, collaborateur régulier de l’excellente revue du Grand Continent, revient sur les mécanismes et les logiques ayant conduits à l’essor d’une nouvelle forme de politique. Le Carnaval, de tout temps renversement symbolique et temporaire des hiérarchies instituées se dévore lui-même pour finalement s’instituer comme « le nouveau paradigme de la vie politique globale. »
Le livre énonce rapidement ce qu’il n’est pas : un énième manuel sur les causes profondes de la montée inexorable, latente d’un populisme global. Son pari est tout autre. Il s’agit de s’attarder sur ces fameux « ingénieurs du chaos », une poignée de personnalités italiennes, américains ou hongroises qui ont identifiés avec un temps d’avance sur le reste du monde l’outil permettant de dompter à nouveau la source d’énergie motrices des sociétés politiques occidentales : la colère. L’Église puis les partis de gauche avait successivement réussis à se constituer en « réservoir » de ce sentiment irrépressible, le canalisant et le redirigeant vers des manifestations spontanées et organisées. Mais la double-sécularisation que connut l’Europe à l’issue de la Seconde guerre mondiale priva la colère de ses maîtres historiques. « Les ingénieurs du chaos ont donc compris avant les autres (…) qu’il était possible de l’exploiter pour réaliser n’importe quel objectif, du moment qu’on en comprenait les codes et qu’on en maîtrisait la technologie. »
L’ouvrage dissèque les actions de plusieurs de ces aventuriers du populisme aux quatre coins du globe : le mouvement Cinq Étoiles de Casaleggio et Beppe Grillo en Italie, l’avènement du trumpisme ou la conception de la campagne du « Leave » au Royaume-Uni. Sans tomber dans une approche moralisatrice et stérile, ce livre donne des clés de compréhension pratiques et efficaces pour appréhender ce phénomène depuis sa salle des machines, les algorithmes, au moment où celui-ci est sur le point d’emporter les derniers restes de la démocratie libérale d’après-guerre.