Comprendre d’où l’on vient pour savoir où l’on va

Ramsès Kefi s’inscrit pleinement dans la tradition des premiers romans, souvent nourris d’une matière autobiographique traversée par l’urgence de dire et le désir de sonder une vérité intime. Journaliste attentif aux récits populaires et aux vies en marge, il signe une oeuvre personnelle, centrée sur un retour à soi et à ses origines. À travers l’enquête intime provoquée par la disparition soudaine d’une mère, il tisse une déclaration d’amour aux quartiers populaires, tout en mettant à nu les silences familiaux et les racines tenues à distance.


À trente-six ans, le narrateur, qui a abandonné ses études depuis longtemps, vit encore chez ses parents dans la cité des Cavernes, en banlieue parisienne. Un nom prédestiné, assorti aux tags de mammouths, pour désigner un lieu où le temps semble figé. Sa chambre d’enfant, tapissée de Schtroumpfs, est restée intacte, reflet d’une existence sans heurts ni projets, rythmée par des petits boulots sans avenir et des après-midis à traîner. Le cocon familial repose sur une mère discrète, entièrement dévouée, et un père taiseux, bougon, volontiers éruptif. Ensemble, ils forment un trio silencieux, enfermé dans une routine affective où chacun reste à sa place. La mère, si présente qu’on ne la voit plus, incarne une stabilité devenue invisible. Le fils, quant à lui, s’est installé dans cette sécurité illusoire, persuadé que rien ne changera.


Mais un matin, la mère disparaît en laissant un mot : elle doit partir, elle reviendra. Ce départ, aussi calme dans sa forme que brutal dans ses effets, agit comme un séisme. Incapable de comprendre cette absence, le père, toujours aussi fermé, se mure dans une colère sèche, tandis qu’ébranlé, le fils fouille les tiroirs et interroge les blancs, jusqu’ici passés inaperçus, du récit familial. Peu à peu, les indices qui émergent dévoilent les fissures d’une autre réalité et contraignent le fils à reconnaître combien il avait réduit sa mère à une simple présence rassurante, négligeant la personne qu’elle était.


En filigrane, le roman laisse affleurer un drame vécu en Tunisie, qui a conduit les parents à fuir leur pays, rompant avec leur famille et leur histoire. Ce traumatisme, jamais nommé, constitue une fracture intime qui façonne leur silence. En renonçant à leurs origines, ils se sont enfermés dans un présent sans avenir, où le refus de transmettre empêche toute projection. Le fils, élevé dans ce vide, hérite d’un silence plutôt que d’un récit. Une peur sourde, confondue avec le confort, s’est installée en lui comme une seconde nature. Le départ de la mère vient briser cette impasse et révèle que l’absence de récit est déjà une histoire qu’il faut affronter pour pouvoir avancer.


L’écriture prolonge le regard du narrateur : hésitant, pudique, parfois maladroit, mais toujours sincère. Ramsès Kefi privilégie l’art de la suggestion, ellipses, non-dits et ruptures de ton composant une atmosphère suspendue, presque claustrophobe, où chaque geste prend une densité particulière. Cette retenue, touchante par moments, révèle aussi les limites d’une voix encore en construction, manquant parfois d’assurance ou de densité narrative et semblant hésiter à aller au bout de ses intuitions. Les personnages tendent ainsi à rester figés dans des rôles un peu trop typés, comme si le roman peinait à leur donner une épaisseur véritable. Surtout, la fin surgit d’une manière si abrupte qu’elle donne l’impression que le récit s’interrompt avant d’avoir pleinement déployé ses promesses. Cette voix, encore en quête de sa pleine maturité, n’en affirme pas moins déjà une sensibilité singulière qu’on a envie de suivre.


Chercher sa place dans une histoire qu’on ne vous a jamais racontée, c’est avancer à l’aveugle, avec pour seule boussole le manque. Ramsès Kefi capte cette incertitude avec délicatesse, dans un récit où se dessine en creux une vérité universelle : le besoin de comprendre d’où l’on vient pour savoir enfin où l’on va.


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Cannetille
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le 16 oct. 2025

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