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Série HBO (2002)

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Avec The Wire, David Simon apporte au genre de la série télévisée la même révolution qu’apporta Roberto Rossellini avec Rome, ville ouverte, au cinéma. Tant philosophiquement, que politiquement et esthétiquement, The Wire est un exemple magnifique d’une éthique néoréaliste qui refuse le truchement du drame. Dans les années 1990, la peur de perdre des téléspectateurs sur la durée a bien souvent poussé les chaînes de télévision à tirer leurs séries vers le mélodrame, vers les émotions extrêmes, les rebondissements à répétition avec fort usage du « cliffhanger » (outil justement issu du genre mélodramatique hollywoodien). Cela n’empêcha nullement de bons auteurs de tirer leur épingle du jeu, mais bien souvent dans une forme d’esthétique classique.

Vision réaliste du monde contemporain

The Wire fait le pari du point de vue zéro, comme l’avaient fait les néo-réalistes italiens dans les années 40. Ce point de vue neutre est accentué par la forme chorale, le vrai "point de vue" étant celui de la ville.

Série-monde, qui semble se perdre dans les méandres de nombreuses histoires, sans un personnage principal mais avec une infinité de personnages principaux, The Wire est pourtant d’une grande cohérence et donne l’impression au spectateur d’avoir accès à un tout gigantesque par le biais d’une incroyable quantité de détails.

Le tout début de la série, alternant le monde des gangsters et celui des policiers, pourrait nous laisser croire à un montage parallèle qui témoignerait de la présence du bien et du mal dans l’un et dans l’autre des deux milieux. Or, la série multiplie rapidement les sous-ensembles : chefs de la police, bleus, petites frappes de la rue, chefs des gangsters, fournisseurs de la drogue, ouvriers sur les docks, politiciens, professeurs du collège, journalistes, SDF, associations, prêtres…
Des ressorts invisibles et complexes, organisant le tout, semblent animer les personnages malgré eux. Suivant la théorie du chaos, la série démontre comment chaque grain de sable, glissé dans l’engrenage, entraînera d’inévitables conséquences.

Cette impression d’avoir accès à une vision de démiurge sur la réalité de notre monde contemporain, David Simon a bien sûr réussi à la créer grâce à ses années de recherche sur le terrain en temps que journaliste au Baltimore Sun et à sa collaboration avec un ex inspecteur de la brigade criminelle de Baltimore, Ed Burns, ainsi que de nombreux consultants. Mais c’est aussi par le choix esthétique d’adopter un « point de vue zéro » tel que l’a théorisé André Bazin à propos du néo-réalisme et d’Orson Welles, que The Wire parvient à nous plonger dans une puissante impression de réalité : refus de musique originale pour accentuer les émotions, refus d’effets visuels à la première personne (sauf peut-être dans une scène de la saison 2, pour dépeindre le trouble mental de Ziggy après avoir commis un meurtre), refus des stars, et participation d’acteurs non professionnels.
Cette esthétique nous laisse toujours à une relative distance des personnages sur l’écran, comme si le spectateur était mis en position de journaliste-observateur. Psychologie, sentiments, intériorité des personnages ne s’expriment plus qu’à travers leurs corps, leurs paroles, ou leurs actes. Or ces actes peuvent être trompeurs : la vérité, et l’Homme véridique, n’existent pas.

Ni vérité ni mensonge, mais bien une multitude de réalités

En effet, les personnages sont en permanente représentation : les policiers, comme les gangsters, doivent jouer aux durs pour accéder à ce dont ils rêvent. McNulty, pour parvenir à traquer sa proie, se transforme en chasseur brutal, vil, alcoolisé. Marlo, gangster effacé au tout départ de la série, semble changer progressivement de masque et apprend à jouer son rôle de véritable chef de la mafia de Baltimore, machine à tuer dénuée d’émotions. Le nombre de personnages est élevé, et il faut presque toujours leur ajouter leurs doubles, leurs masques.

Tout semble vrai, or tout est faux, en permanence. Ce jeu de masques occupe le premier plan à partir de la saison 4, quand la série suit le parcours des candidats aux élections : les jeux d’apparences sont de légion pour gagner le poste de Maire. Le véritable sujet philosophique de la série, qui consiste à penser qu’il n’existe ni vérité ni mensonge, mais bien une multitude de réalités, est alors mis en abyme, et l’est encore plus dans la saison finale, à travers les manigances de McNulty et Freamon qui retournent toutes ces conceptions de vrai ou faux, de bien ou de mal, à l’aide d’un serial-killer créé de toutes pièces.

Même le personnage le plus dur et « unilatéral » de la série, le chef Bill Rawls, dont la dureté semble même caricaturale, sera aperçu dans une seule image de la série (une mini-facette donc, presque invisible, elle ne dure quelques secondes)… dans un bar homosexuel. Derrière l’image du chef viril intraitable, cruel, se cache un homme qui aime les hommes.

Dans cet univers complexe, les câbles qui servent aux écoutes des policiers sont comme les branches qui relient chaque maille du filet. « The Wire », le réseau, est à la fois le réseau d’écoute, mais c’est aussi le « fil » qui relie tous les éléments.
Ce n’est sûrement pas par hasard que les policiers chargés des écoutes sont dotés d’un système poussiéreux, vieilles machines issues de la remise du FBI, et dont personne ne veut. Ce côté daté du matériel utilisé donne corps, un aspect physique et visuel, à la construction même du cœur de la série.

Cette construction, où chaque personnage est un pion perdu dans un grand échiquier, porte également une vision sociale forte. Les jeunes de la rue ont le comportement que la rue leur inculque. Duncan, frêle mais intello, pense devoir faire de la boxe ou manier une arme pour égaler les gros bras, avant de comprendre qu’il existe un « tout » plus grand encore que Baltimore. Le monde est vaste, et d’autres lieux seront faits pour accueillir ses capacités. Encore une fois, une seule image, très brève, nous montrera son destin dans l’épisode final de la série.

Malheureusement, la série montre combien il est difficile de sortir de sa condition, de son milieu d’origine, d’évoluer hors de l’échiquier sur lequel on est placé. Et cela, à tous les échelons de la société, que l’on soit un ancien détenu qui cherche à créer un club de sport pour échapper à ses démons, ou un jeune conseiller à la ville qui tente de renouveler la politique avant de faire face au milieu très bien organisé des magouilleurs qui souhaitent que rien ne change. Ce conditionnement du milieu social mène à l’absurde : pour être tueuse à gages, une jeune femme, à peine adulte, adopte un physique androgyne, une voix d’homme, et surtout la plus grande cruauté.

Œuvre de cinéaste-journaliste, The Wire délivre un point de vue sur le monde qui passe par l’esthétique et par la multiplication des histoires. Ce point de vue nous raconte que l’Homme joue toujours un rôle, et que par conséquent c’est le monde entier qui marche sur la tête. Les gangsters qui survivent à leurs quartiers finissent aussi honnêtes que les plus riches entrepreneurs et businessmen de la ville, et marchent main dans la main. Au milieu de tous ces faux-semblants, certains personnages se battent pour une infime parcelle de vérité : Freamon, McNulty, mais aussi du côté de la « rue ». Les moments les plus émouvants sont bien sûr quand un personnage se révèle : malheureusement, chez les gangsters, ce moment de sincérité ne se produit qu’à l’instant de leur mise à mort. Ainsi, il est probable que le personnage le plus attachant de l’univers des gangsters pour les spectateurs soit Omar, passant d’une douceur infinie à la violence la plus brutale et maîtrisée. Quant à l’univers des policiers, notre clé d’entrée et de sortie de la série est bien évidemment McNulty, personnage à la sincérité débordante et donc en lutte permanente contre son milieu professionnel.

Une morale esthétique

Mais avant tout pour David Simon, la fiction est au service de la réalité. Si le journaliste s’empare du cinéma, c’est dire que le drame n’est pas utile quand tant d’histoires ont lieues sous nos yeux, dans nos rues. Dans le dernier épisode de la série, McNulty et Kima se gaussent d’un profiler du FBI : il a servi de consultant pour de nombreux films hollywoodiens, il passe son temps sur des plateaux télés et écrits des bouquins sur les serial killers. Or, face à de vrais policiers, il semble bien inutile à leur travail. De même, les derniers épisodes montrent également la lutte de deux journalistes, l’un trichant avec la vision des faits et de la réalité, l’autre adoptant strictement l’éthique professionnelle. Le sensationnalisme, critiqué par les personnages dans la dernière saison, l’est déjà depuis les premiers épisodes par la mise en scène de la série, qui adopte une véritable éthique réaliste. Quand un personnage meurt dans The Wire, la mise en scène peut être choquant ou elliptique, elle l’est toujours pour une très bonne raison. Nul cliché, nul copié-collé, ne vient l’entacher. Le cinéma et les séries ont eux aussi des codes, des clichés, comme les gangsters, dont ils feraient bien de se défaire.

BlueKey
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le 11 avr. 2023

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