Ce texte porte sur cinq films américains sortis en 2025, et qui témoignent tous, avec charge et malice, d’un pays malade.
Il faut le dire, tant c’est rare : 2025 aura été pour le cinéma américain une année consacrée à regarder dans les jumelles un pays distordu. Comme s’ils s’étaient passé le mot au fond de la classe, une bande de cinéastes venus d’horizons différents se sont retrouvés à filmer la même Amérique, malade d’elle-même. Bong Joon-ho, d’abord, qui, avec Mickey 17, imagine des corps ouvriers clonés, recyclés à l’infini — une immortalité transformée en chaîne de montage. James Gunn ensuite, habitué des franchises et des grandes productions hollywoodiennes, qui propulse son Superman dans le contexte d’un massacre et de la prise d’un territoire, où la situation en cours dans la bande de Gaza ne nous est pas si étrangère. Ari Aster, avec Eddington, tente quant à lui un western à l’heure du Covid, où les querelles démocrates et républicaines remplacent les chevauchées — territoire rétréci, mythe réduit à une dispute de voisinage qui finit par complètement enflammer l’espace. Zach Cregger, jeune cinéaste, resserre encore l’espace avec Weapons, film d’horreur sous le signe du repli à l’ère du post-Covid, où le foyer – l’intérieur – finit par être rongé par le mal. Enfin, Paul Thomas Anderson, avec Une Bataille après l’autre, filme avec frénésie et drôlerie la lutte entre des rebelles d’extrême gauche et des suprémacistes blancs, sans promesse particulière de victoire, mais comme si la résistance était devenue l’unique horizon.
À travers ces récits aussi multiples les uns que les autres affleurent souvent les mêmes visages. Ceux, grotesques, des politiciens et des milliardaires à la mode – qui bien souvent sont les mêmes. Trump, Musk et leurs fidèles (Netanyahou) ont ici leurs doubles de fiction : figures d’un pouvoir néo-fasciste, réduit à la farce, mais dont les décisions gouvernent encore le réel. Dans un texte publié dans Les Cahiers du cinéma à propos de Oui de Nadav Lapid, autre grand film de cette année, Marcos Uzal revient d’ailleurs sur les propos du peintre George Grosz à propos de sa toile Les Piliers de la société (1926) et de son travail de caricature : « Je veux tenir le miroir devant la gueule de mes contemporains pour qu’ils y voient leur grimace. ». Ces pantins sinistres et grimaçants arpentent ainsi les films de manière plus ou moins masquée. Ici, on y voit les milliardaires fous « muskiens », de Lex Luthor dans Superman à Kenneth Marshall (aux airs et à l’élocution de Trump) dans Mickey 17. Ailleurs, on retrouve un pouvoir américain militarisé et suprémaciste jusqu’aux dents (Une Bataille après l’autre) ou un premier ministre israélien fictif – mais si reconnaissable – en Vasil Ghurkos dans Superman. Des figures à peine masquées, toujours prêtes à envahir le champ et les territoires. Vilains des temps modernes.
Le pays de ces chefs fous ne s’ouvre d’ailleurs plus, il se referme. Le Covid-19 a bien entendu laissé une cicatrice : désormais, tout se joue à l’intérieur, dans des chambres, des foyers, des communautés barricadées. Ce sont par exemple les intérieurs étouffants et les opinions populaires ravageuses — effet de bouc émissaire et manipulation dans le sillage des fake news — de Weapons. On pense également au western resserré d’Eddington : une seule ville et un seul cadre, celui minuscule du téléphone. Mais ce phénomène de repli est aussi sous le joug d’un conservatisme envahissant, d’une peur perpétuelle de l’extérieur – et donc de l’autre. Weapons de Zach Cregger en est sûrement l’exemple le plus frappant : des quartiers pavillonnaires vidés de leurs vies et de leurs échanges, réduits aux caméras de surveillance et aux lumières automatiques disposées aux seuils des portes. À partir de là, le mal n’a plus besoin de rentrer : il est déjà à l’intérieur.
Cette impulsion du repli et cette brume conservatrice – évidemment indissociables l’une de l’autre – forment en elles une apparition brutale de violence. Car au fond, cette violence n’a pas disparu : elle s’est installée comme une routine. Les États-Unis de 2025 en sont en effet marqués sous toutes ses formes : Melissa Hortman, élue démocrate du Minnesota, assassinée à son domicile ; les manifestations de juin à Los Angeles en réaction aux dispositifs agressifs et ubuesques de l’Immigration and Customs Enforcement ; ou l’assassinat de l’influenceur d’extrême droite Charlie Kirk, l’un des garants de la parole effroyable et tueuse de la droite MAGA. Plus d’exception : la violence est devenue le fond sonore. Dans Eddington, la dispute politique, plus que jamais polarisée, vire au véritable duel ; chez Gunn comme chez Bong Joon-ho, c’est la facette totalitaire des chefs fous ; chez Anderson, les dispositifs autoritaires de l’ICE laissent place aux manœuvres de révolte et d’autodéfense de la population – autre horizon passionnant du film ; chez Cregger, le quotidien replié nous laisse entrevoir des brèches encore moins reluisantes : zombies, lynchages et armes à feu comme autant de sombres nuages qui nous surplombent. La mort n’est plus une dramaturgie, elle est une condition.
Ces films, mis bout à bout, cristallisent l’Amérique et un mal endémique qui l’imprègne comme une maladie. Et, par ricochet, ils témoignent aussi d’un état du monde. Ne l’oublions pas, l’Europe n’est pas si loin. On pourrait bien sûr discuter de la qualité de ces films, un par un, bien qu’au fond ces derniers soient tous réussis. Cependant, restons lucides : ces cinéastes partagent la même vaillance et la même justesse : ils ont refusé l’amnésie. Et c’est un bon signe.