Dans Voyage en Italie, le film précédent de Sophie Letourneur, une amie lance : « À Vulcano, ça sent le pet. » Son mari ajoute : « C'est notre Madeleine de Prout. » Cette trivialité dit tout du cinéma de Letourneur : ramener le voyage à sa matérialité brute, faire surgir le corps là où on attendrait le sublime. L'Aventura poursuit cette logique avec une grande radicalité. Le caca de Raoul, l'enfant, ouvre et clôture les vacances. L'organisation familiale tourne autour de ces urgences corporelles qui révèlent les rapports de force : Sophie gère, Jean-Phi se désintéresse, Claudine jalouse l'attention portée à son petit frère.


Cette attention au prosaïque trouve son prolongement dans le dispositif même du film. Letourneur a fait ce voyage avec sa famille, puis l'a fait rejouer par des acteurs - geste qui dépasse la simple reconstitution. En rejouant ses propres vacances, elle ne cherche pas à retrouver une vérité documentaire mais à saisir ce que l'expérience a laissé dans les corps. Les personnages enregistrent au dictaphone leurs versions arrangées, mais ce qui compte n'est pas l'écart entre le dit et le montré. C'est ce que le dispositif révèle : comment les corps se souviennent autrement que les mots, comment la fatigue s'inscrit dans les gestes, comment le réel persiste même quand on le rejoue. Quand Jean-Phi résume leurs vacances à un « florilège de matière organique », Sophie rétorque : « C'est la vie, il se passe tout. »


Il se passe effectivement beaucoup, mais ce « tout » n'advient jamais dans l'unité. Letourneur refuse de filmer la famille comme une totalité harmonieuse. Elle la saisit en état de dispersion permanente : deux à la plage, deux dans l'eau, rarement quatre dans le même plan. Même lors des repas, moments censés rassembler, chaque cadrage tend à isoler les personnages dans leur bulle. Cette fragmentation trouve son incarnation parfaite dans le personnage de Jean-Phi (Philippe Katerine). Beau-père de Claudine, il est structurellement exclu, pièce rapportée dans cette constellation familiale. Dès le départ, le film acte cette séparation : pendant que Sophie gère enfants et bagages dans le train, lui roule seul dans sa voiture, fumant tranquillement en attendant ce qui va « le déranger » tout le séjour.


Letourneur multiplie les signes de cette exclusion. La configuration se répète : trois dans le champ, lui seul en contre-champ. Sur le bateau, il se cache du vent - et de sa famille. Sur les rochers, il grimpe seul, fuite absurde vers nulle part. Même le lit conjugal lui devient interdit : il dort sur le lit d'enfant pendant que Sophie et les enfants occupent le grand lit. Cette inversion dit tout de sa place dans l'économie familiale. Philippe Katerine devient une figure de fugitif perpétuel, cherchant des micro-évasions toujours vouées à l'échec. L’aventure et les vacances ce n'est décidément pas pour aujourd’hui.


Pourtant, Letourneur filme des lieux paradisiaques : l'Italie, la Sardaigne, la mer, les couchers de soleil. Mais elle refuse obstinément la carte postale. Les plans larges existent, la lumière dorée aussi, mais toujours parasités - ou renforcés - par le réel : Sophie qui s'énerve, Claudine qui boude, Raoul qui pleure. Un magnifique coucher de soleil en arrière-plan, et devant, la famille qui se dispute. Cette tension entre le sublime attendu et le prosaïque vécu structure tout le film. Le plus beau plan n'est d'ailleurs pas un paysage mais Philippe endormi sur le lit trop petit, corps christique de père épuisé. Pas de mer, pas de soleil. Juste un mur mal enduit, une lumière brute, la fatigue et un ronflement.


L'Aventura promet l'aventure, filme autre chose : la réalité crue d'une famille en vacances, sans filtre ni embellissement. Le film se termine comme il a commencé. Ils rentrent, les mêmes tensions persistent, les mêmes gestes se répètent. C'est justement cette absence de transformation qui fait la justesse du film. Letourneur ne ment jamais : les vacances ne résolvent rien, ne changent rien. Elles révèlent juste ce qui est déjà là - la fatigue, l'amour, l'agacement, le quotidien qui continue même sous le soleil de Sardaigne.


Nzoa
9
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le 24 oct. 2025

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