Le torture porn nouveau est arrivé, et c'est abject comme ça a toujours été

Il a beaucoup été dit que The House That Jack Built fonctionnait en réplique de Nymphomaniac, dont il reprend quasiment à l'identique le schéma narratif conçu à la façon d'un confessionnal, avec ses allers et venues entre épisodes remémorés, confidences et intermèdes de considérations philosophiques dialogués avec sophistication. Si c'était le cas, j'en serais le premier ravi. Mais s'il y a là une réplique, c'en est il me semble une bien crétine.



Nymphomaniac est grand, celui-ci minuscule



Nymphomaniac déployait dans ses confessions un enjeu philosophique d'une ambition assez incroyable : il s'agissait de plus de cinq heures de cérébralité austère, d'introspection et de poésie dont l'objet était d'examiner à travers la question singulière du rachat moral d'une femme nymphomane se jugeant elle-même méprisable, si l'humanité méritait d'être rachetée. Rien que ça.


Ici, qu'a-t-on à la place ? Un dégénéré misogyne capricieux et immature, se proposant de nous embarquer dans ses élucubrations grotesques émaillées de sophismes victimaires délibérément pitoyables, le tout en s'évertuant à nous faire rigoler grassement devant des scènes d'ultraviolence exposées avec une crudité et une complaisance tout bonnement injustifiables.



Le mal dans la filmographie de Lars von Trier



Que ce soit entendu : le cinéma de Lars von Trier a toujours été dérangeant et, plus que pessimiste, foncièrement misanthrope. Une de ses constantes revient à placer les pulsions au cœur de l'être humain, la nature au cœur des pulsions, et le mal au cœur de la nature – au pur sens antéchristique de l'association. La bonté apparaît alors comme un phénomène proprement surnaturel, qui devra ou bien être entièrement récusée par la mise en lumière de son hypocrisie (donc de sa fausseté), ou bien admise et alors élevée au rang d'épiphanie. Mais une épiphanie qui confinera presque immédiatement à l'aberration, car chez Lars von Trier les bons sont des idiots, les saints sont des fous, et leur destin ne saurait être autre que ce qu'est le destin éternellement consommé de l'Innocent : finir crucifié.


De ce fait, je n'ai aucune difficulté à aborder la noirceur d'un tel cinéma : celle-ci est une noirceur philosophiquement fondée, d'une évidente sincérité venant d'un artiste chroniquement en proie à la dépression, et elle vaut comme authentique puissance de mise en question du réel. La nature est le domaine du mal, où la vie est conditionnée par la prédation, la génération par la corruption et la création par la destruction. Aussi, suivre un personnage tel que Jack qui considère dans ses meurtres des œuvres au sens le plus radical du terme, en articulant autour de lui un métadiscours sur la signification et la portée du geste artistique, c'était un projet qui coulait de source au regard des thématiques récurrentes de Lars von Trier, et c'était même pour être honnête le projet que je guettais avec la plus haute curiosité cette année au cinéma.


La question n'est donc pas que je trouve haïssable en soi de se proposer d'épouser la subjectivité d'un meurtrier : saisir la perspective que le monstre a sur le réel est encore sans doute le moyen le plus pur de comprendre la réalité du monstre. Le problème n'est pas là. Le problème, c'est que cela soit transformé en jeu ! La misanthropie est une affaire sérieuse. Pas le sadisme.



La difficile question de la violence dans l'art



Faisons simple : jamais je n'avais vu Lars von Trier prendre le parti de s'amuser des violences qu'il infligeait à ses personnages. Jusque-là, toutes étaient filmées avec peine. Quand ses innocentes dans Breaking the Waves ou Dancer in the Dark sont immolées, il est attendu qu'on ait mal pour elles, et le caractère tragique du dénouement rachète évidemment sa cruauté. Quand ont lieu l'infanticide du dernier acte de Médée ou le massacre du dernier chapitre de Dogville, ceux-ci sonnent comme des constats d'échec : l'amour dans un cas, la bonté dans l'autre, ont essayé de nicher dans ce recoin du monde et n'y sont pas parvenus. L'humeur n'est pas à rire, parce qu'on ne rit pas de ces choses-là. Et même les scènes de mutilations d'Antichrist et de Nymphomaniac – pour autant qu'elles prenaient effectivement plaisir à narguer les convenances et faire glapir des festivaliers – parlaient surtout d'une certaine gravité de la souffrance.


The House That Jack Built, pour sa part, aligne sans amour toute une galerie de personnages féminins bêtes à manger du foin et d'enfants grincheux, et se donne pour tout programme de les trucider le plus atrocement possible, en rendant cela fun – ce qui n'est ni vraiment provocateur, ni ingénieux... juste impardonnable.


À cet égard, j'insiste : la faute n'est pas de mettre en scène un monstre.
Salò mettait en scène des monstres qui s'amusaient de leur sadisme ; mais le film, lui, ne s'amusait pas du fait qu'il existe des monstres capables de s'amuser de leur sadisme. Et c'est pourquoi Pasolini a pu filmer des choses aussi abominables et néanmoins les filmer avec décence : car pour lui, il s'agissait d'un mouvement mêlé de révolte et de désespoir. Par comparaison, filmer Jack ici s'apparente bien davantage à une grimace puérile de gros demeuré, tout à son bonheur de donner dans la surenchère pour faire chier tous ces vilains branleurs qui l'ont évincé de Cannes. Vaste programme.


Le torture porn réinventé par Lars von Trier a pour lui d'être indubitablement mieux mis en scène et plus inconfortable qu'un torture porn lambda : le gus sait être doué, grinçant, manier avec brio le suspense ou la dérision, et nous tordre le bras pour nous faire admettre un effet comique réussi là où par principe on s'interdirait absolument de rire. Il sait même faire surgir çà et là des éclats de grâce au milieu de flots d'abominations – en disant cela je songe au naturalisme dépouillé que le cinéaste a su conserver du Dogme 95, pas aux envolées baroques sciemment couillonnes qui parodient Dante et Delacroix. Aucun de ces talents ne lui est nouveau, et à ce qu'il semble aucun ne s'use. Tant mieux.


Mais la question de la maîtrise formelle paraît très subsidiaire, voire à vrai dire indécente, quand le sujet est – et ne peut se permettre de ne pas être – la nature morale de la démarche. Aussi vient un moment où il faut affirmer, avec ce qu'il y a de nécessairement arbitraire à tout parti pris moral sur l'existence : assez de ces saloperies nietzschéennes qui se délectent de l'empire de la force sur les faibles ! Une œuvre d'art dont le ressort essentiel consiste à procurer à son spectateur la jouissance de voir des êtres sans défense réduits à l'état de choses et mis à la merci d'un bourreau qui joue avec eux, c'est une œuvre dégueulasse.


Lars von Trier ou pas, peu importe le talent mis à la facture : ce film n'est pas, qualitativement, autre chose que n'importe quel autre torture porn – soit peut-être ce que le cinéma a engendré de plus vil, de plus bas. Et voir un cinéaste que j'admire sortir d'une grande œuvre à la croisée de Dreyer, Bergman et Tarkovski, pour ne rien trouver à faire de mieux que d'aller se vautrer dans une chose digne de Hostel, ça me fait vraiment de la peine.

trineor
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le 2 janv. 2019

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