Lui qui avait déjà sondé les zones troubles de son héritage familial dans Un roman russe, n’avait jamais encore embrassé de manière aussi frontale, aussi ample et aussi tendre l’histoire de ses parents, ni exploré son passé dans ce qu’il a de plus intime, de plus enfoui, de plus ambivalent. Emmanuel Carrère s’y autorise enfin, à la faveur de la disparition de sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, revisitant les strates d’une mémoire marquée par l’exil, la grandeur intellectuelle, les silences affectifs et les fidélités troublantes, dans un récit écrit à la première personne, porté par une voix lucide et apaisée, qui se déploie comme une vaste entreprise de réconciliation : entre les vivants et les morts, entre l’enfant qu’il fut et l’homme qu’il est devenu, entre l’histoire d’une famille et celle du siècle.


« Kolkhoze », surnom donné aux nuits d’enfance où Emmanuel Carrère et ses deux sœurs dormaient dans la chambre de leur mère en l’absence du père, désigne un cocon affectif fondateur, où s’ancre la certitude d’un amour maternel immense. Ce même mot ressurgit à la fin du récit, lorsque les enfants se retrouvent autour du lit de leur mère mourante, refermant le cercle de l’intimité familiale. C’est à partir de cette vérité affective, jamais démentie, que l’auteur entreprend l’exploration de son histoire familiale, remontant les générations depuis l’exil géorgien – sa mère étant née Hélène Zourabichvili, issue d’une lignée aristocratique contrainte de fuir la révolution bolchevique – jusqu’à la pauvreté des débuts en France, puis la réussite éclatante : celle d’une femme devenue historienne de renom, spécialiste de la Russie, élue à l’Académie française, figure intellectuelle respectée.


Tout en ambivalences, Emmanuel Carrère célèbre chez elle une intelligence exceptionnelle, une rigueur et une capacité à briller dans les sphères du savoir et du pouvoir, sans pour autant éluder sa dureté dans la sphère privée – mère et épouse exigeante, parfois sèche, peu encline à l’indulgence, notamment envers son mari. Si sa lucidité lui évite le piège de l’hagiographie, l’évocation, souvent nuancée, parfois désacralisante, se garde de toute attaque frontale et privilégie la retenue, comme si le deuil imposait une forme de pudeur. L’auteur suggère plus qu’il ne dénonce, laissant ainsi certaines zones d’ombre – notamment politiques – volontairement en suspens.


En contrepoint, le père, Louis Carrère, apparaît dans les marges du récit, mais avec une intensité silencieuse. Homme doux, modeste, profondément aimant, il semble avoir supporté sans plainte la sévérité, parfois cruelle, de sa femme. L’écrivain lui rend hommage avec une émotion pudique, presque en creux. C’est lui qui, dans les dernières années, s’attelle à reconstituer la généalogie familiale, comme pour relier les fragments d’une mémoire que d’autres avaient négligée. Sa fidélité sans retour et sa douleur muette forment sans doute le noyau le plus poignant du récit, nourrissant chez son fils une tendresse profonde, toute différente de l’admiration mêlée d’ambivalence qu’il éprouve pour sa mère.


À l’opposé du règlement de comptes, le texte ne tranche pas, mais expose, laissant les blessures ouvertes comme des plaies que l’on apprend à regarder sans les refermer. Il ne s’agit pas de juger cette mère, ni de la réhabiliter. Le propos est ici de comprendre – ou du moins d’essayer. Et c’est précisément cette indécision face aux contradictions, cette manière de les faire résonner dans toute leur complexité, qui, tendant de bout en bout le récit entre loyauté affective et exigence de vérité, en constitue la bouleversante humanité. Car au-delà de la lucidité, des douleurs et des silences, ce qui affleure, c’est un amour sans naïveté, mais entier – un amour qui ne cherche pas à effacer les failles, seulement à les accueillir.


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