Ce qui se cache derrière le rideau

L'omniprésence de la scène de théâtre et des rideaux dans les films de David Lynch nous invite à comprendre son travail comme une quintuple tentative de révéler l'envers du décor, de lever le voile des apparences, de faire apparaître ce qui est obscène (étymologiquement, « hors scène ») :

(1) Derrière la carte postale de la société américaine, idéalement représentée à l'écran par le plan avec le passage du camion de pompier dans la zone pavillonnaire de Blue velvet, coexistent la misère, la folie, la laideur et la violence. Le cinéma de Lynch se comprend alors comme une critique de ce que Kundera appelle le "kitch" dans L'insoutenable légèreté de l'être : la négation de la merde, l'exclusion de l'inacceptable hors de notre champ de vision. La réalité souterraine derrière les décors publicitaires, c'est le mal qui grouille et transpire dans la ville de Twin Peaks, l'échec du rêve américain dans Mullholand drive (combien de cas d'échec pour un seul cas de réussite sociale ?) ou encore la folie et la misère qui traversent l'avenue de la machine à rêve d'Hollywood dans Inland empire. Mais ce qui semble être l'envers du kitch n'en est peut-être que le revers : ce qui est caché suscite souvent la curiosité voire la fascination comme dans Blue Velvet, et une tentative de dissimulation ou de censure peut produire l'effet inverse (effet Streisand).

(2) Derrière l'apparence que l'on renvoie à autrui par le port de masques sociaux et l'usage de faux-semblants se cachent et se construisent nos identités individuelles. L’importance de la thématique des rôles sociaux dans l’œuvre de Lynch explique le nombre impressionnant de personnages en décalage avec les attentes sociales ou victimes de troubles identitaires, comme Nikki dans Inland empire qui confond la fiction de son rôle avec la réalité.

J’ai traité ce thème dans mes commentaires sur The Truman Show et sur Persona :

https://www.senscritique.com/film/the_truman_show/critique/287006599

https://www.senscritique.com/film/persona/critique/290320578

(3) Derrière le point de vue extérieur d'autrui ou de la caméra se cache la vie intérieure de chacun. Les états mentaux sont privés, inaccessibles aux autres et à l’étude scientifique, accessibles seulement par introspection. Moi seul ai accès à mes expériences vécues, par exemple à mon émotion de peur. Un observateur extérieur pourrait observer mon comportement de fuite et mon expression faciale, ou un scientifique pourrait examiner les images cérébrales montrant des zones actives de mon cerveau, mais ils ne pourraient pas observer ma peur. L'art cinématographique tente de remédier partiellement à ces insuffisances en faisant entrer le spectateur dans la subjectivité de certains personnages dont nous suivons alors le flux de conscience. Et parce que la vie mentale se fait souvent selon un processus d'association d'idées où les représentations imaginaires et les souvenirs se mêlent aux perceptions sensorielles et aux émotions, l'immersion qui suit la succession des états mentaux s'éloigne d'une trame narrative à la temporalité linéaire retranscrivant des évènements d'un point de vue externe.

(4) Derrière la couche superficielle de la conscience (le théâtre des états mentaux chez David Hume) se trouve la réalité du corps comme ieu d'affrontement entre pulsions contraires. Cette thèse psycho-physiologique (qui rapporte les phénomènes psychologiques à leurs sources physiologiques) d'inspiration nietzschéenne et freudienne (isolable du reste des thèses du philosophe et du psychanalyste, philosophiquement et scientifiquement très discutables) sert de postulat fécond pour déployer une esthétique du dévoilement des tourments intérieurs qui trouve son apogée dans Inland empire : https://www.senscritique.com/film/inland_empire/critique/303572447

Les pulsions émergent en tant que désirs à la surface de la conscience par la représentation des états de choses visés et la manifestation affective qui les accompagne généralement, avant toute saisie réflexive potentielle par la conscience de soi. Le cinéma peut alors donner à voir ce qui échappe partiellement à l'introspection, comme le remord de Diane dans Mullholand drive et l’insécurité de Fred dans Lost Highway. La fascination de Jeffrey dans Blue Velvet se comprend ainsi également comme une attirance pour ce qui se trouve en soi, notamment en ce qui concerne les aspects plus sombres qui nous constituent et persistent par-delà le refoulement et la domestication sociale. Dans ses Ecrits sur la littérature, Baudelaire soutient que la conscience de notre perversité est moralement supérieure au déni : « Le mal se connaissant était moins affreux et plus près de la guérison que le mal s’ignorant. G. Sand inférieure à Sade ».

(5) Derrière la possibilité effective qu'est la réalité présente s'imaginent les possibilités épistémiques futures (l'ensemble de ce qui peut advenir à partir de l'instant présent) et les scénarios contre-factuels (si tel événement s'était produit, alors tels autres en auraient résulté). Resituer les événements dans une perspective plus large incluant l’ensemble des événements possibles permet de rendre saillants leurs aspects particuliers. Dans Mullholand drive, la réussite professionnelle et amoureuse dans le rêve contraste avec l'échec et le rejet qui conduisent à la prostitution et au suicide. Les mondes potentiels et alternatifs sont toujours présents chez Lynch, bien qu'il n'aille pas (sauf peut-être dans Twin Peaks) jusqu’à leur conférer le même statut ontologique que David Lewis dans De la pluralité des mondes.

La condition humaine se caractérise par l’incertitude car il suffit parfois d'un rien pour que les événements prennent une tournure radicalement différente : des causes légèrement différentes produisent parfois des effets radicalement différents (effet-papillon). Les systèmes chaotiques sont des systèmes qui, bien que déterministes, sont imprévisibles car la moindre imprécision dans les connaissances des conditions initiales rend la prévision impossible (ex : le double pendule, le billard de Sinaï, etc.). C'est ainsi que la violence et le drame, toujours latents, peuvent surgir de manière abrute et inattendue dans des situations d’apparence ordinaires, comme la bagarre lors d’un spectacle dans Sailor et Lula ou l’accident dans le sixième épisode de la saison 3 de Twin peaks.

La pensée contre-factuelle nourrit nos fantasmes mais peut également être source de frustration et de ressentiment. D’un côté, notre insatisfaction de la réalité nous pousse à imaginer comment les choses pourraient être autrement, faisant ainsi de l’imaginaire une échappatoire et un refuge, comme le rêve permettant aux personnages de Mullholand drive et de Lost highway de reprendre partiellement le contrôle sur leur vie bien que de manière temporaire et fictive. D’un autre côté, cette imagination peut également favoriser l’insatisfaction, notamment du fait d’une tendance psychologique à penser davantage à tout ce qu'on pourrait avoir et qu’on n’a pas (comment les choses pourraient être mieux qu’elles ne le sont) plutôt qu'a tout ce qu'on pourrait ne pas avoir et qu'on a. Ce biais est mis en évidence dans des expérimentations : https://www.experimental-history.com/p/things-could-be-better

Et parce que la forme que prend la réalité n'est que l'une de l'ensemble de celles qu'elle aurait pu revêtir, l'existence même de notre monde pose question et suscite l'étonnement. Pourquoi cet Univers, avec ces lois physiques et ces constantes attachées à ces lois plutôt qu'un autre (avec d’autres lois ou d’autres constantes attachées à ces lois) parmi l'ensemble des Univers logiquement et métaphysiquement possibles (ou plutôt que rien) ? La présence virtuelle de ce qui aurait pu être permet alors également de mettre en lumière la contingence de ce qui est.

Stolz
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le 7 avr. 2024

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